LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Tout s’écoule" - Antoine Vigne

"il voit
les villes à terre
les nations épuisées
les services publics démantelés
les démocraties vidées de leur sens,
la pauvreté rampante,
les détritus qui s’amoncellent partout,
la haine et la colère qui montent
la folie de ceux qui meurent
les restes de la fête qui vient de se terminer"

Ce qui frappe d’emblée, c’est la forme, évidemment. Ecrit en vers libres, "Tout s’écoule", avec son accumulation d’images percutantes et son rythme empreint d’urgence, nous embarque dans sa scansion. Ce choix narratif, pertinent, colle parfaitement au propos.

L’intrigue est minimaliste. Gilles est pilote de ligne. Au cours d’une escale à Détroit, il déambule dans la ville, d’abord seul, puis en compagnie de Luc, une aventure d’un soir ou peut-être plus. Le jeune homme est lui aussi de passage, venu accompagner des œuvres exposées dans un musée.

Gilles est un désabusé, dénué de toute illusion non seulement sur son métier, conscient d’être un rouage de l’une des industries les plus néfastes, mais aussi sur le monde, dont la folie et le cynisme l’obsèdent. La narration se fait l’écho du tourbillon insensé dans lequel nous enferme la domination du profit et de l’argent, que l’on sait délétère et voué à l’échec, et auquel nous n’opposons pourtant aucune résistance puisque ce qui compte, c’est de devenir et/ou de rester possédant. Enfermés dans nos routines, dans nos préoccupations individuelles et matérielles, gavés à la conviction de notre unicité et de notre importance, nous magnifions une propre idée de nous-mêmes qui à la fois nous écrase et nous déresponsabilise vis-à-vis des irréversibles dégâts que nos choix aberrants infligent à la planète. Les écrans, en focalisant notre attention, la détourne par ailleurs de ce qui est véritablement grandiose et à sauver : le ciel, la terre, la mer...

Pour autant, Gilles n’est pas complètement désespéré. Il sait encore voir la beauté du monde, et s’accroche à ce puissant désir qui pousse les hommes à vouloir le réinventer. 

Luc est plus pessimiste, en colère, et intimement convaincu d’une finitude dont nous portons l’entière responsabilité.  

Détroit, cité fantôme en ruines, devient le symbole de notre échec et de nos dérives. Ville du miracle industriel et de la modernité, des classes moyennes et de la musique, elle a fini par devenir victime de son succès, avec la fermeture de ses centaines d’usines vaincues par la relocalisation, sacrifiées sur l’autel du "toujours plus de profit". Protéiforme, elle concentre dans son histoire à la fois la grandeur d’une épopée économique démarrant à la victoire contre les nazis et les démons de l’esclavage et de la ségrégation. Malgré ces errements, et malgré sa chute, elle survit. Ceux qui n’ont pas pu partir -majoritairement des noirs- et ont subi la fermetures des écoles, des commissariats, des services publics et des infrastructures, ont instauré une nouvelle économie, minimaliste, celle de la débrouille. 

Et Gilles y voit, si l’on prend la peine d’y traquer certains signes, la preuve de la possibilité d’un revirement. Il montre ainsi à son amant les marques évidences du déclin mais aussi les fulgurances que font naître certaines beautés architecturales, la créativité spontanée qui s’est par endroits emparée des murs, traces de visiteurs, fantômes ou amoureux, qui en cherchant la transgression, se réapproprient l’espace urbain, amorçant la conception d’une ville autre, modelée par ses habitants et non plus l’inverse.

Détroit nous montre ainsi ce que sera la fin du rêve, mais se fait aussi, peut-être, la friche d’un nouveau rêve à bâtir… 

Poésie du délabrement et de la hantise de la dévastation environnementale, "Tout s’écoule" est, même s’il est traversé d’un infime espoir, un texte sombre, que sa dimension lancinante rend frappant malgré le manque de consistance de son intrigue.


Commentaires

  1. Vers libres? Déjà, j'aurai du mal, désolée.

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    1. ll ne faut pas se fier à la citation en début de billet, la plupart du temps, ce sont des vers assez longs pour constituer des phrases, finalement, et cette forme ne m'a pas gênée, elle a au contraire contribuer à mieux m'impliquer dans la lecture.
      Après, à toi de voir... et tu n'as pas à être désolée !!

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  2. Belle couverture!

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  3. Tu parles très bien de ce livre mais ça ne me tente pas trop

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    1. Je suis tombée dessus par hasard en librairie, et il collait tellement bien à l'activité sur les villes que je n'ai pas hésité une seconde. Je ne le regrette pas. On peut lui reprocher son intrigue minimaliste, invisibilisée par le propos sur la dévastation qui par moments se fait peut-être trop systématique, mais c'est un texte original par sa forme, et prenant.

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  4. Très original dans la forme, cette étrange déambulation m’aurait tentée si les thèmes évoqués, la dégradation, la déchéance etc. n’étaient si convenus et à force d'être constatés et répétés , si destructeurs. Même s'il y a un atome d'espoir.

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    1. Je ne te le conseillerai pas alors, car comme je l'écris en réponse au commentaire de Doudoumatous, il y a un côté redondant dans l'évocation du désastre environnemental et des maux capitalistes...

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  5. Je renâclerais devant la forme, mais après tout j'avais eu la même réaction au moment de la sortie du livre de Joseph Ponthus et le roman avait passé tout seul .. donc je note quand même, ce qui se passe à Détroit a l'air en effet intéressant, j'ai lu quelques articles là-dessus.

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    1. Il te plairait peut-être alors... et cette ville de Détroit est en effet aussi fascinante qu'effrayante. Thomas Reverdy a écrit un roman à son sujet ("Il était une ville") que j'avais beaucoup aimé, et dans lequel il montre ce délabrement, avec beaucoup de mélancolie..

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  6. je ne sais pas si la forme me plairait, mais c'est une belle découverte!

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    1. Je recommande, malgré mes petits bémols, pour l'originalité, et la force que la forme donne au texte.. et puis cette ville de Detroit, c'est quand même un endroit très étrange...

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  7. J'avais lu "Il était une ville", l'année dernière et l'ampleur de la catastrophe de Détroit y était dramatiquement exploitée ... Si la problématique de ce roman ( la friche d'un nouveau rêve) me plait bien, je recule un peu devant la forme. La référence à Ponthus me tiédit, parce que justement, cela m'avait agacé.

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    1. J'avais beaucoup aimé le roman de Reverdy, plus que celui-là, je dirais, parce que l'intrigue y est plus consistante. Les vers libres sont ici assez longs, ce qui fait qu'après un bref temps d'adaptation, on oublie plus ou moins la forme (j'ai A la ligne à la maison, dont le texte a une dimension a priori plus elliptique, et plus saccadée).

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  8. Je vois que les vers libres partagent. Je n'ai jamais tenté cette expérience de lecture alors pourquoi pas si je le trouve en médiathèque (je ne prendrai sans doute pas le risque pour un achat). Je note aussi "Il était une fois la ville" car l'évolution de Detroit m'intéresse beaucoup.

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    1. Le mieux est en effet de tester. J'ai trouvé la forme intéressante ici, dans la mesure où elle est sert parfaitement le fond. Et j'avais beaucoup aimé Il était une ville. C'est vrai que le délabrement de cette ville de Détroit a qq chose de fascinant... et de très symbolique.

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