"Les fantômes du vieux pays" - Nathan Hill
"Pendant ce temps, Samuel songeait que le couple formé par son père et sa mère était comme le mariage d'une petite cuillère et d'un vide-ordures."
Je l’ai dévoré…
Alors oui, c’est dense. Mais ça l’est délicieusement, à la manière de ces romans dans lesquels on s’installe, pris dans la richesse d’une trame dont la construction est parfaitement orchestrée, embarqué aux côtés de personnages à l’inverse imparfaits, ce qui les rend d’autant plus palpables et attachants.
Samuel Anderson est professeur de littérature dans une petite université de Chicago. Sa vie est empreinte de l’insignifiante morosité qu’exsudent les discrets et les invisibles, de ceux qui se font passivement doubler dans les files d’attente et se sont construits sur leurs seuls regrets. Il n’a ainsi pas fait le deuil d’un amour adolescent qui ne s’est d’ailleurs jamais concrétisé, et s’il a eu un bref succès avec une nouvelle de jeunesse, il a laissé en friche le projet de roman que lui avait commandé un éditeur. Son métier même lui semble dépourvu de sens. A quoi bon faire lire Shakespeare à des étudiants à l’égo surdimensionné qui ne courent qu’après l’argent facile, à qui l’école n’a appris qu’à rester assis derrière un écran en faisant semblant de travailler, et qui préfèrent consacrer leur temps et leurs capacités intellectuelles à inventer de complexes subterfuges pour obtenir leur diplôme en trichant, plutôt que de les gaspiller à lire de vieux auteurs qu’ils jugent inutiles et ennuyeux ?
La réapparition inattendue de sa mère, partie un beau matin une valise à la main pour ne plus jamais donner de nouvelles à son époux et à son fils de dix ans, vient briser sa morne routine. En agressant, lors d’une réunion publique, un gouverneur candidat à la présidence des Etats-Unis, Faye s’est exposée à la vindicte médiatique, et par la même occasion au regard de ce fils abandonné trente ans auparavant. Alors qu’il avait enfin cessé de la chercher en permanence, Samuel se voit contraint de rencontrer celle qu’il était parvenu à réduire à l’état de souvenir endormi et silencieux. Non qu’il ait souhaité ces retrouvailles, mais sommé par son éditeur de rembourser l’avance touchée -et depuis longtemps dépensée- pour un roman inexistant, il lui propose d’écrire un récit sur cette mère défaillante qui fait le buzz.
A partir de cet épisode qui initie et charpente l’intrigue, cette dernière digresse, remonte le temps, traverse à l’occasion un océan, et nous familiarise avec d’autres personnages équitablement pourvus en densité. Il y a Pwnage, roi de la procrastination atteint d’une sévère addiction aux jeux vidéo, refuge qui lui évite affronter la dimension imprévisible et déceptive de la vie mais qui le rend peu à peu obèse et inadapté au monde réel ; il y a les jumeaux Bishop et Bethany, rejetons d’un père richissime dont le premier s’emploie dès son plus jeune âge à expérimenter toutes les insolences pendant que la seconde se consacre au violon ; il y a Laura Pottsdam, l’insupportable étudiante qui a juré de se venger de l’intransigeante intégrité de Samuel…
Et puis il y a Faye, énigme que Nathan Hill s’emploie à dévoiler très progressivement, en explorant les traumatismes a priori anodins et pourtant déterminants de l’enfance avant de nous immerger dans l’effervescence libertaire de l’année 1968.
L’ensemble est plombé de la mélancolie, voire de la souffrance, qui habite les héros, et fait écho au triste constat que dresse l’auteur de l’état de la société dans lequel ils évoluent. Car s’il étrille les faiblesses de ses protagonistes -leurs arrangements fallacieux avec leur conscience, la décorrélation entre leurs actes et leurs principes, leur propension à tomber amoureux de ce qui les rend malheureux…- et semble prendre un malin plaisir à n’évoquer que des relations familiales toxiques, sa plume se fait d’autant plus féroce qu’elle fustige l’iniquité et les absurdités d’un système menant à la déroute et à l’appauvrissement, qu’il soit matériel, moral ou intellectuel.
Il dépeint un monde moderne épuisant et spirituellement débilitant, peuplé d’individus engouffrés dans la course à l’argent, focalisés sur leur soif de possession, suivant les commandements répétitifs, infantilisants et paranoïaques, d’une Amérique hantée par la conviction que les autres sont des ennemis, et qui voudrait leur faire croire qu’il s’agit là d’un principe vital et galvanisant. Les médias participent pour beaucoup à alimenter cette mécanique en rabâchant des informations insipides, faisant du détail un événement et accumulant, dans leur quête de sensationnalisme et de manipulation de l’opinion, spéculations et hypothèses spécieuses. La littérature elle-même n’échappe pas au bulldozer de la marchandisation. Entre les mains de multinationales, l’édition est vouée au profit, à l’utilitaire.
Mais ne vous méprenez pas, "Les fantômes du vieux pays" est aussi et surtout un texte très drôle, par son sens de la formule, son ton grinçant et profondément cynique, mais également par le comique de situation qu’amène la dimension pathétique et subtilement caricaturale dont l’auteur dote ses personnages, insufflant à son texte, même quand le propos est dramatique, une cocasserie fort réjouissante.
J’ai adoré !
Un excellent (quoique lointain) souvenir de lecture. Oui, quand on lit un pavé, on sait que les billets à écrire ne s'accumuleront pas trop. ^_^
RépondreSupprimerJ'en ai peut-être gagné un ou deux .. mais je cours toujours après une 10aine de billets.. que de souci !
SupprimerQuand j'ai vu que le roman comptait plus de 700 pages, j'avoue que ça m'a un peu calmée ! Mais tu es tellement enthousiaste que c'est communicatif. Le coté fresque historique, doublée d'une saga familiale est tentant. Il y a aussi un peu de mystère (dans la quête familiale) non ?
RépondreSupprimerEt presque 1000 en poche ! Mais franchement, ce n'est pas trop... et oui, il y a du mystère, notamment autour de ce personnage maternel : pourquoi a -t-elle abandonné sa famille ?
SupprimerPas lu en dépit de plusieurs avis enthousiastes, tu confirmes mon envie de le lire. Un bon gros roman riche.
RépondreSupprimerPlus qu'à l'acheter et à attendre que la pluie tombe.
(10e tentative de publier un commentaire)
Ca peut faire un bon pavé de l'été .. mais je ne regrette pas de l'avoir lu en hiver ! Et désolée pour les commentaires, je sais que c'est galère en ce moment, et très pénible, je suis moi-même parfois bloquée pour répondre aux visiteurs... d'ailleurs sur le tien, j'ai vu que ça avait changé = on a une fenêtre indépendante qui s'ouvre maintenant pour commenter. C'est un changement volontaire ?
SupprimerOui c'est pour voir si ça améliore la situation. Déjà je peux commenter facilement mon propre blog, donc c'est un bon progrès. J'attends le retour des visiteurs.
SupprimerTu me diras, du coup ? Si ça peut solutionner ce satané problème...
SupprimerTiens, je pourrais essayer ça, déjà trois blogueurs qui m'écrivent pour se plaindre de ces difficultés.Grrr
SupprimerLu à sa sortie, j'avais bien aimé !
RépondreSupprimerAh moi j'ai plus que bien aimé, j'adore ces longs romans à personnages et bifurcations multiples, quand ils sont écrits avec autant de brio !
SupprimerQuel extrait percutant ! On y retrouve bien la mélancolie et l'humour dont tu parles. J'imagine très bien que c'est un pavé qui se lit très vite et je le note, même si ce ne sera peut-être que pour cet été.
RépondreSupprimerExactement, humour & mélancolie, et l'auteur trouve vraiment le juste équilibre entre ces deux éléments a priori pas évidents à assembler...
SupprimerJ'avais beaucoup aimé ce roman que j'avais lu grâce à la blogosphère, moi aussi. Ton billet me l'a bien remis en mémoire.
RépondreSupprimerOui, il a été bien vendu sur de nombreux blogs, je l'avais de mémoire repéré chez Krol, dont je regrette beaucoup l'absence, même si ma PAL s'en porte mieux !!
SupprimerJ'ai adoré moi aussi. Je l'ai lu à peu près un mois avant un festival America où je l'ai rencontré en dédicace. Nous avons discuté avec une certaine animation de ce qui m'avait plu, moins plu, de ce qui m'avait troublée etc .. un auteur très sympa et simple comme la plupart des auteurs américains.
RépondreSupprimerQuelle chance d'avoir pu rencontrer l'auteur juste après cette lecture ! Tu te souviens de ce qui t'avais moins plu ?
SupprimerIng, ton billet est formidable. Tant mieuxsi tu dois en écrire encore plein des comme ça !
RépondreSupprimer(1ere tentative pour poster ce com', 7 h 25 : échec - 2e, 8 h 35 : échec - 3e, 10 h 30 : échec)
Oh, c'est gentil, mais je crains de ne pas être à la hauteur sur du long terme :)... il y a des lectures qui nous inspirent plus que d'autres !
Supprimer@sandrine. Il semble qu'il y ait un problème avec blogger en général. J'ai cherché sur le centre d'aide de la plateforme mais la réponse à la question sur les problèmes de commentaires a été supprimée ou bloquée. C'est étrange.
SupprimerOui, le problème est général, mais c'est une maigre consolation ! Cela fait longtemps que j'ai cessé de chercher de l'aide via le centre blogger. Au début, le forum était actif et efficace, mais alors là, c'est le néant total. Je ne sais pas si tu as vu, mais Nathalie teste les commentaires en format "pop-up"... à voir..
SupprimerJ'ai tjrs hésité à lire ce pavé mais ton enthousiasme a fait pencher la balance du bon côté.
RépondreSupprimerN'hésite plus : sauf erreur de ma part, il me semble que c'est le genre de livre susceptible de te plaire...
SupprimerC'était il y a 5 ans, je ne me souviens plus précisément ; je sais que c'était autour du personnage de Faye, qui m'avait posé question, mais la façon dont je lui en avais parlé lui avait plu, il m'avait dit que c'était ce qu'il souhaitait faire en écrivant. Il me semble que j'avais dit que l'on aimerait détester Faye, mais qu'au fur et à mesure de la lecture, on n'y arrivait pas. Il faudrait que je le relise pour me souvenir vraiment. http://legoutdeslivres.canalblog.com/archives/2018/09/04/36644841.html
RépondreSupprimerC'est très juste ce que tu dis, et finalement, l'évolution du lecteur quant à son sentiment envers Faye suit celui de son fils, non ? C'est vrai que j'aurais pu aller lire ton billet, plutôt que de faire ma fainéante en te réclamant des précisions !
SupprimerOh comme je l'ai aimé ce livre, et je me souviens très bien de l'endroit où j'étais lorsque je l'ai lu...
RépondreSupprimerMoi je me souviens que c'est ton billet qui m'a définitivement convaincue de le lire (donc merci !). C'est drôle ce que tu écris, moi aussi, il y a certains livres dont je me souviens très nettement du lieu où je les ai lus, même s'il s'agit d'endroits complètement banals et routiniers ..
SupprimerC'est un roman qui me tente depuis un moment, mais je n'ai pas encore réussi à caser ce pavé pavéesque. Ceci dit, j'ai réussi à diminuer mon retard d'une vingtaine de billets en deux ans grâce à la lecture de pavés. Maintenant j'en suis à environ cinq ! (quelle joie !^^) Mais bon, il suffit que je lise trois BD et deux romans courts, et je reprends du retard en une semaine, haha !
RépondreSupprimerC'est un bon gros pavé américain, à la fois ample, précis et féroce (j'en rajoute une couche !)..
SupprimerMoi je triche, pour les romans graphiques et les BD : je ne les chronique pas (sauf si je les lis dans le cadre d'une activité) ! Ceci dit, j'en lis très peu.
hum tentation tentation... je ne vais pas être originale mais un pavé... pfff, bon je retiens quand même.
RépondreSupprimerOh oui, retiens, il se lit très bien, c'est le genre de titre dont on se réjouit qu'il soit si long...
SupprimerJ'avais adoré moi aussi ! Cette densité qui reflète l'Amérique, ce cynisme et cet humour noir... j'ai bien envie de m'y replonger.
RépondreSupprimerTu résumes fort bien ses qualités... Un beau coup de cœur en ce début d'année...
SupprimerJe garde un excellent souvenir de ce roman que j'ai lu à l'époque sur les conseils de plusieurs blogs "amis". Et tu as raison de le souligner, c'est très drôle.
RépondreSupprimerFérocement drôle, oui, j'adore cet humour qu'on retrouve dans une certaine littérature américaine. Dommage que l'auteur n'ait rien écrit d'autre...
SupprimerEn voilà une bonne idée pour le challenge des pavés de l'été ! Je me souviens de l'avoir noté à sa sortie et complétement oublié depuis ... Ton dernier paragraphe donne fichtrement envie ( l'ensemble de ta note aussi, bien sûr ! ), c'est bien tentant que le "toxique" ne soit pas que désespérant ...
RépondreSupprimerA retenir pour les pavés estivaux oui, je ne regrette pas personnellement de ne pas avoir attendu, mais finalement, c'est loupé pour le ralentissement de mon rythme de lecture !
SupprimerQuel plaisir de lire cet excellent billet sur un grand roman que j'avais lu à sa sortie et adoré ! Il fait partie de ceux que j'aimerais relire un jour. Les stratagèmes de l'étudiante malhonnête sont redoutables... elle est experte en manipulation et découvre ainsi sa "vocation"...
RépondreSupprimerBonjour Emilie, et bienvenue ici,
SupprimerC'est vrai que les passages avec la fameuse Laura Pottsdam sont mémorables ! Je pense garder de cette lecture un souvenir durable..
Je sais que j'ai aimé, mais je n'en garde qu'un très vague souvenir.
RépondreSupprimerC'est le problème quand on lit beaucoup... à voir ce qu'il m'en restera avec le temps..
SupprimerJe crois qu'il traîne quelque part dans les profondeurs de ma PAL... Le tout est de le retrouver ;-)
RépondreSupprimerIl est imposant, ça ne devrait pas être trop difficile !
SupprimerDiablement tentant ! Et je vois qu'il est disponible dans ma bibliothèque, chouette.
RépondreSupprimerC'est en effet une chance à saisir ! J'espère que tu seras aussi séduite que moi ..
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