LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Dans le nu de la vie" - Jean Hatzfeld

"La guerre est une affaire d'intelligence et de bêtises. Le génocide est une affaire de dégénérescence de l'intelligence."

Lors du génocide des Tutsis au Rwanda, le journaliste Jean Hatzfeld est à Sarajevo, alors assiégée. Il part ensuite aux Etats-Unis couvrir la Coupe du monde de football. C’est là qu’il découvre, à la télévision américaine, l’ampleur du génocide. Il est envoyé au Rwanda par sa rédaction début juillet, suit le mouvement de l’actualité qui se focalise sur les colonnes de réfugiés hutus qui tentent de joindre le Congo, puis repart à Sarajevo. De retour en France, il ressent un malaise, et réalise avoir commis une erreur en ne prêtant pas assez d’attention aux rescapés tutsis, en ne les intégrant pas dans les récits. En 1998, il suspend son activité au sein de sa rédaction et part séjourner près des marais de Nyamata, pour recueillir les témoignages de survivants du génocide. Il y retournera par la suite régulièrement, posant inlassablement ses questions aux rescapés, ce travail lui fournissant la matière de nombreux livres, dont "Dans le nu de la vie".

J’ai lu il y a quelques années un autre de ces livres, "Une saison de machettes", où l’auteur donne la parole à un groupe de Hutus ayant participé au génocide sur les mêmes collines, incarcérés au pénitencier de Rilima. Une expérience éprouvante et désespérante…

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"En 1994, entre le lundi 11 avril à 11h00 et le samedi 14 mai à 14h00, environ 50000 Tutsis, sur une population d'environ 59000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine, de 09h30 à 16h00, par des miliciens et voisins hutus, sur les collines de la commune de Nyamata, au Rwanda. Voilà le point de départ de ce livre."

Comme dans "Une saison de machettes", le journaliste s’efface pour laisser la place à la parole de ses interlocuteurs, entrecoupant leurs témoignages de courts chapitres qui précisent le contexte de l’entretien, ou des éléments biographiques. Ce sont des hommes et des femmes, des enfants ou des adultes. Ils sont cultivatrice, enseignant, berger, assistante sociale… Ils s’appellent Francine, Janvier, Claudine, Innocent, Marie-Louise, Sylvie, Cassius… Ils s’expriment dans une langue française qu’ils se sont réappropriée, qui donne à leur récit une éloquence et une spontanéité que l’on qualifierait de gouailleuse, si le sens n’en était pas si terrible.

Ils racontent la macabre routine à laquelle ils ont dû s’astreindre des semaines durant, poussés par l’arrivée, chaque matin annoncée par leurs chants et leurs sifflements, des tueurs armés de machettes, de lances et de massues, visiblement "très gais d'aller tuer pour toute la journée". Ils partaient alors se cacher dans les marais, nus et recouverts de boue, après avoir caché les plus petits sous la végétation. Ceux qui n’étaient pas morts en sortaient le soir, une fois les tueurs rentrés avant la nuit en raison de leur peur du noir. Affaiblis par le manque de sommeil et d’alimentation, par la dysenterie, harcelés par les poux et les moustiques, ils ont vécu dans la certitude résignée de leur mort prochaine, ne redoutant plus que la souffrance. 

Ils racontent les scènes insoutenables de coupage ou d’enfants brulés perpétrées sous leurs yeux, l’agonie des blessés que l’on était obligé d’abandonner et qui, couchés sur une rive ou sous un arbre, attendaient que la mort vienne, ou que leurs bourreaux viennent les achever.

Ils racontent aussi les bruits du massacre, et ses odeurs.

Ils racontent leur survie, parfois dû au hasard, mais la plupart du temps à la capacité à courir vite, ce qui explique que sont les enfants, puis les femmes et les vieillards, qui ont été assassinés les premiers.

"D'abord je devais être mort, puis j'ai insisté pour vivre. Je ne me souviens pas comment."

Et tout cela, dans l’indifférence totale de la communauté internationale, les blancs se contentant "d’envoyer des journalistes à pied pour bien photographier".

La survie, c’est aussi l’après, dans un pays dont les terres ont perdu les deux tiers de leurs hommes et où les troupeaux (des tutsis, traditionnellement éleveurs) ont été décimés. Le quotidien est rudimentaire, fait de débrouille et de solidarité pour les rescapés amputés des leurs et de tous leurs projets d’avenir. Comment faire son deuil face à la monstruosité des conditions de la perte, et quand on ne sait pas comment sont morts ceux que l’on a perdus, et que l’on n’a pas pu enterrer ? Un immense sentiment de détresse mais aussi de solitude désordonne les esprits : "on n’a plus personne à servir, à qui obéir, demander conseil ou se confier, personne avec qui envisager une destinée, plus d’épaule où poser sa tête les soirs de désespoir". Beaucoup de survivant se sont endurcis, ont perdu le goût de la gentillesse, aigris par le découragement et l'accablement. D’autres s’organisent pour restaurer une indispensable normalité, recueillent les orphelins, proposent des lieux de rencontres, essaient de rendre leur gaieté aux enfants.

Dans cet après, les rescapés côtoient les bourreaux ou leurs familles. De nombreux "ténors" du génocide sont redevenus des gens de tous les jours. Certains enseignent à l'université, prêchent dans les églises ou soignent dans les hôpitaux. Et si quelques-uns se sentent obligés de baisser les yeux lorsqu’ils croisent un tutsi, aucun n’a demandé pardon. Ceci dit, comme le souligne un des témoins, "il n'y a rien à pardonner".

Beaucoup ont tenté de comprendre, en vain. Comment expliquer l’inacceptable ? Comment, même, entendre ces arguments se réclamant d’une différence de physionomie ou d’allure, de jalousie ou de sentiment d’infériorité ? Comment comprendre que des gens qui n’ont été ni brimés ni volés, qui pour certains vivaient en bonne entente avec leurs voisins ou collègues tutsis, aient pu commettre ces atrocités ? L’un des survivants évoque entre autres le terrible mystère que représentent ces intellectuels -médecins, prêtres…- qui retroussaient leurs manches pour tenir fermement une machette, et qui, pendant les massacres, se montraient d’un calme glaçant.

Pour autant, la plupart de ces tutsis affirment ne pas éprouver de haine. Certains parce que les tueurs représentaient une masse anonyme qui empêche de la poser sur un visage ou sur un nom, d’autres parce qu’ils refusent de souffrir leur vie durant à se demander pourquoi, et à être hantés du remords et de la crainte d'être tutsi. En revanche, l’attente de justice est forte, une justice pour offrir une place à la vérité, pour que s’écoule la peur, et pour donner une chance à l’espoir et à la réconciliation.

C’est un récit très fort, souvent insoutenable, qui a je crois modifié définitivement ma perception du verbe "couper". On referme l’ouvrage bouleversé et désespéré, mais c’est à lire, ces témoignages sont précieux car comme le souligne Jean Hatzfeld, les survivants de génocide, contrairement à ceux des guerres, aspirent au silence et au repliement...

Une lecture commune avec Fabienne, dans le cadre de l'activité qu'elle propose autour du génocide des tutsis au Rwanda.

Commentaires

  1. Je t'ai lue avec beaucoup d'attention, certaine de la force de cet essai et de ton compte rendu de lecture. J'ai sur mes étagères les deux ouvrages de Hartzfeld. Je les avais achetés après l'avoir écouté au festival Etonnants voyageurs, impressionnée par sa démarche, sa gravité et le tranchant calme de sa parole. Je n'ai jamais réussi à dépasser la vingtaine de pages pour chacun ( et j'ai essayé maintes fois). Mais dans mon tri qui continue, je les ai gardés, et je les garderai, comme deux gardiens.

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    1. Ce sont des lectures difficiles, oui, j'ai du faire des pauses après certains passages. Mais quand Jean Hatzfeld explique que les survivants de génocide ont tendance à se taire, notamment de peur de n'être pas crus, on se dit qu'il est d'autant plus important de les écouter.

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  2. j'ai deux livres à lire sur le sujet, dont le témoignage de rescapés, ça ne va pas être facile ! Je reviens de Berlin où j'ai fait le Musée Juif et pareil, on se demande comment les Allemands ont pu faire tout cela, construire les chambres à gaz, les faire tourner, voler les bijoux, les dents en or... c'est d'une telle violence...

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    1. Figure-toi que je pars la semaine prochaine à Cracovie, et que je poserai à nouveau les mêmes questions en visitant Auschwitz... le comble, c'est que comme je m'y suis prise trop tard pour réserver, il ne restait que des visites en allemand (que je ne parle pas)...

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  3. Je n'ai pas eu le courage de lire les récits de Jean Hatzfeld, c'est une telle horreur ce génocide. Je l'ai souvent entendu dans ses interviews, voilà le genre de journaliste qui fait honneur à sa profession, avec beaucoup d'honnêteté et de simplicité.

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    1. J'avais été très secouée par la lecture d'Une saison de machettes, où les bourreaux dévident souvent froidement le récit des horreurs qu'ils ont commises. Je n'étais pas sûre de pouvoir relire un jour des témoignages sur le génocide des tutsis, mais je me suis finalement dit que je ne pouvais rester sur ça : n'avoir entendu que la parole des tueurs...

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  4. Je suis en train de lire un essai qui relate, avec plus de distance qu'ici, certains faits déjà insoutenables pour moi sous cette forme. Je fais des pauses régulières dans cette lecture pour "respirer" donc je crois que ces témoignages seraient trop pour moi. Mais heureusement que des auteurs et journalistes s'en soient emparés et les diffusent !

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    1. Les témoignages sont durs, mais ils laissent aussi entrevoir non pas un espoir, car le terme me parait trop fort, mais une volonté malgré tout de continuer, d'aider les autres survivants, de vivre, enfin..

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  5. J'ai prévu de lire un livre sur le génocide rwandais mais je n'ai pas encore trouvé le courage. Ces témoignages sont nécessaires évidemment.

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    1. Oui, comme je l'écris en réponse à Athalie, ils sont primordiaux au moins pour permettre aux survivants d'être entendus, et de prendre la mesure, ne serait-ce qu'un peu, de ce qui a été commis là.

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  6. Je vous trouve très courageuses de lire ces témoignages, et très courageux les journalistes qui font tout pour que la vérité soie connue et perdure, sans malheureusement que cela en empêche d'autres de recommencer. J'avoue que je n'en peux plus de lire ce que les hommes sont capables de faire aux autres humains. Aucun animal ne le ferait !

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    1. Le travail de Jean Hatzfeld est en effet admirable, mais tu as raison, nous avons chaque jour des preuves que, si certains hommes font preuve d'humanisme et de courage, d'autres semblent s'acharner à prouver que la cruauté est inhérente à notre condition... c'est désespérant.

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  7. Je sais que je dois lire ces livres mais en aurais-je le courage ?

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    1. J'avoue que l'activité proposée par Fabienne a été un prétexte sans lequel ce titre aurait sans doute végété longtemps sur ma pile, car oui, ce sont des lectures éprouvatnes.

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  8. Je ne sais pas pourquoi je ne peux mettre des commentaires qu'avec mon téléphone... bref bizarre.
    Je dois lire ces livres mais il me faut du courage.

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    1. Je ne sais pas si tu as laissé ton précédent commentaire avec ton téléphone, mais il est passé en tous cas.

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  9. Des témoignages à lire et entendre, c'est sûr, et il faut leur donner la voix, mais j'avoue que je ne suis pas sûre de supporter l'insoutenable tel que décrit ici.

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    1. Nous pouvons en tous cas saluer l'initiative de Fabienne, qui avec cette activité va permettre de mettre en avant ce genre de récits. Après je peux comprendre que ce genre de lecture rebute, j'ai dû moi-même me faire violence...

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  10. J'avais lu plusieurs titres suite à l'émission de LGL sur ce thème, je crois qu'il en fait partie. J'ignorais cette belle initiative de Fabienne, bravo !

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    1. L'activité se poursuit jusqu'en juillet, n'hésite pas à participer !

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  11. Je ne peux pas lire ça. C'est impossible pour moi, mais je le sais quand même parce que Hatzfeld a écrit ce livre et que vous, vous vous l'évoquez

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  12. C'est un auteur que je veux lire depuis longtemps et que j'ai noté plusieurs dans mes listes de la médiathèque (je viens de vérifier, celui-ci n'y est pas, mais il est en poche). Je ne te cache pas que connaissant la dureté de ses écrits je remets toujours à plus tard de le découvrir. Il faudra pourtant que je me décide un jour. Merci de nous parler de celui-ci j'ai très peu lu sur le Rwanda, je le reconnais. A voir donc si je me décide un jour

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    1. Son travail est vraiment remarquable, et sa démarche très courageuse, mais ce sont en effet des lectures difficiles. Sur le Rwanda, j'ai également lu le 1er recueil de nouvelles de Beata Umubeyi Mairesse, Ejo, et deux romans de Scholastique Mukasonga, Notre-Dame du Nil, et Inyenzi et les cafards. Ce dernier est très intéressant, il retrace la vie de l'auteure depuis son enfance dans les années 60, et met très bien en évidence les prémisses du génocide.

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  13. Tout d'abord, toutes mes excuses pour cette réaction tardive (je suis en vacances dans les Pouilles depuis le 24 avril et jusqu'au 4 mai). Un grand merci ensuite de m'avoir accompagnée dans cette lecture commune glaçante mais tellement nécessaire. Ce fut une lecture difficile que j'ai dû reposer à quelques reprises mais que je ne regrette pas car le devoir de mémoire est essentiel. J'ai d'ailleurs prévu,
    d'ici à la mi-juillet, de lire "Une saison de machettes".

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    1. Aucun souci ! Je pars moi-même demain jusqu'au 6, le blog sera en pause (car je n'ai pas internet en vacances). Un grand merci à toi pour l'initiative qui m'a permis de sortir ce titre, dont j'appréhendais la lecture, de mes étagères. J'attends avec impatience ton avis sur Une saison de machettes, une lecture qui m'a durablement marquée...

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