LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Madame Hayat" – Ahmet Altan

"A Dieu aussi il arrive de mal jouer sa partition ; le morceau n’en est que plus intéressant."

Il y a des livres, comme ça, qui dès la première page, vous donne l’assurance de leur excellence, dont l’écriture, par un subtil mélange de fluidité et de solidité, s’impose comme une évidence.

Le narrateur, Fazil, revient sur le moment de bascule de sa vie.

Il est alors étudiant en littérature, et vient de subir la mort brutale de son père et la ruine familiale dont elle est la conséquence. Il parvient à obtenir une bourse, et trouve une colocation dans un immeuble décrépit occupé par divers marginaux, sorte d’auberge espagnole mêlant d’autres étudiants pauvres, des travestis, des travailleurs précaires… Pour arrondir ses fins de mois, il fait de la figuration dans une émission de télévision. C’est là qu’il fait la connaissance de Madame Hayat, très belle femme d’âge mûr, qui dégage une sensualité puissante en même temps que quelque chose d’un peu hautain et inaccessible.

Ils entament une liaison, faite de passion charnelle, de rires et de longues discussions. Madame Hayat est une femme généreuse, avec qui tout se fait de manière simple et naturelle, dont la personnalité est aussi lumineuse qu’affirmée. Elle ignore tout de la littérature, qui l’ennuie, mais a acquis, grâce à sa passion pour les documentaires télévisuels et une mémoire stupéfiante, un savoir riche et très divers, sur les sciences, l’histoire, les animaux... Ainsi dotée d’un esprit "où la camelote la plus ordinaire côtoie les antiquités les plus précieuses", capable de s’approprier tous les sujets avec ironie et désinvolture, elle a une conversation aussi brillante que captivante. C’est aussi une femme libre, car désintéressée et indépendante, lucide et pourtant d’un optimisme et d’une insouciance que Fazil est incapable d’éprouver.

"Elle se comportait comme si elle était dotée du droit de tout vouloir et douée de la force de tout abandonner."

Lui-même est un peu immature et sans carapace, ainsi qu’il se décrit avec le recul. La perte du statut social lié à la défunte fortune familiale le rend vulnérable, et privé, lui semble-t-il, de toute protection. Sans doute est-ce une des raisons qui le rapproche de Sila, étudiante également rencontrée sur le plateau de télévision, elle aussi victime d’un déclassement brutal : son père, riche entrepreneur, a été arrêté par la police, et elle a été, avec sa famille, chassée de chez elle. Ils partagent ainsi l’arrogance de ceux qui ont été habitués à la richesse et à la certitude que tout est possible et d’avoir grandi dans un milieu qui méprise la pauvreté, synonyme de paresse et de bêtise. Leur autre point commun, qui cimente leur complicité, est leur passion pour la littérature. Une intimité subtile se noue peu à peu entre les deux jeunes gens, faisant naître chez Fazil, qui mène ainsi deux histoires amoureuses de front, une grande culpabilité.

On pourrait donc qualifier "Madame Hayat" de roman d’initiation. Le narrateur expérimente aux côtés de sa maîtresse le plaisir d’un sexe décomplexé, patient et joyeux. Sa déchéance sociale le dote par ailleurs d’une humilité mais aussi d’un esprit plus aventureux qui l’ouvre à l’altérité. Conscient de s’être jusqu’alors limité à une vision romanesque de la vie pour juger des êtres, il découvre concrètement, auprès de ses colocataires désargentés, la complexité humaine, et apprend la solidarité. Il "fait sa mue", se parant d’une nouvelle peau, éprouve des sentiments plus riches et plus troublants -colère, désir, jalousie…

Ces expériences intimes et interpersonnelles se heurtent au chaos et au désespoir grandissants qui gangrènent la sphère collective.

Le contexte de l’intrigue reste flou, le lecteur ignore où il est et sous quel régime politique, mais on le devine aisément. Il est question dès le départ d’une "société en état de décomposition", et l’impression de menace latente qui pèse d’emblée sur le récit prend progressivement la forme d’événements qui la rendent de plus en plus concrète et oppressante. Le narrateur croise des groupes de barbus armés de bâtons qui tapent les clients à la sortie des restaurants ; il est bientôt question d’arrestations arbitraires, qui font planer une atmosphère de censure et de répression. La peur, et le sentiment d’humiliation qu’elle fait naître, surgissent peu à peu.

La plume d’Ahmet Altan s’empare avec talent de cette paradoxale osmose entre sensualité et intranquillité qui baigne son roman. Il trouve le juste équilibre entre lyrisme et sobriété, et la sincérité ainsi que la profondeur qui imprègnent la narration rendent le texte aussi crédible que touchant.

Une réussite.

Commentaires

  1. Quel plaisir de lire un billet si fouillé sur un roman que j'ai tant aimé.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est d'ailleurs entre autres grâce à ton avis que je l'ai lu.

      Supprimer
  2. J'avais déjà noté l'auteur, pour un autre titr vraisemblablement...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il est à retenir, en tous cas, j'ai vraiment aimé son écriture. Il a récemment sorti "Les dés", auquel je ne me suis pas encore vraiment intéressée, car j'avoue qu'avant de commencer cette lecture, je n'étais pas sûre d'accrocher !

      Supprimer
  3. Ca fait un moment qu'il me fait de l'oeil, celui-là...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il ne faut plus hésiter, c'est un très beau roman.

      Supprimer
  4. Ce titre était dans ma pile des "achetés non lus depuis tellement longtemps que je ne me souviens pourquoi je l'ai acheté", il a donc failli partir au tri. Et puis, j'ai quand même lu la première page et je l'ai reposé sur l'étagère. Ta note confirme que j'ai bien fait de le sauver !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je l'avais vu passer sur tout un tas de blog, sans me décider, car peu attirée par la thématique. C'est finalement Daniel Pennac qui m'a convaincue, en l'évoquant presque en passant lors d'une émission de La Grande Librairie (et je viens de lire Le voyant d'Etampes, également sur ses "conseils", et également sans regrets !). Si tu l'as gardé après avoir lu sa 1e page, il va sans doute te plaire, elle est représentative de l'écriture de l'ensemble..

      Supprimer
  5. J'avais déjà noté que Luocine le recommandait chaudement. Je vois que tu confirmes et je vais le faire remonter dans ma liste !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonne idée, tu ne le regretteras pas, c'est un roman très fin, dont l'héroïne est mémorable...

      Supprimer
  6. Un titre noté depuis sa sortie mais pas encore lu. Je ne désespère pas.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Et tu as bien raison, le tout est de conserver l'envie de le lire, car il le mérite amplement !

      Supprimer
  7. miriam panigel10 mai 2024 à 16:42

    j'ai beaucoup aimé ce livre

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne crois pas avoir lu d'avis négatifs à son sujet, et comme tu le vois, je rejoins la cohorte des conquis...

      Supprimer
  8. Bonsoir Ingannmic, une conquise de plus en ce qui te concerne. J'ai adoré ce roman. Bonne soirée et bon week-end.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour Dasola, je ne me souvenais pas que tu l'avais lu, mais c'est vrai qu'il a fait un beau parcours sur la blogosphère lors de sa sortie.. Bon week-end à toi !

      Supprimer
  9. C'est vrai qui a des livres qui accrochent dès le départ, ça doit être une question de style. Et puis, il y en a où il faut du temps pour entrer dedans. Et enfin, d'autres nous tombent des mains. En général, j'abandonne ces derniers après 100 pages.
    Je ne connais pas du tout cet auteur. Par contre, le titre me dit quelque chose. J'ai dû voir le livre passer...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il est probable que tu l'aies vu passer, oui, il a connu une belle diffusion sur la blogosphère.. Comme toi, quand je n'accroche pas à un livre, je n'hésite plus à abandonner (ce qui n'était pas le cas il y a quelques années, où je me forçais à terminer tout livre entamé, ce qui est stupide, quand on pense à tous les excellents bouquins qui nous attendent...). Généralement, j'attends aussi une centaine de pages, mais il m'est arrivée de jeter l'éponge bien plus tôt, face à des écritures que je trouvais vraiment mauvaises, ou pas du tout crédibles.
      Là, au bout d'une page, j'ai su que ce roman allait me plaire...

      Supprimer
  10. Qu'est-ce que j'aime cet auteur ! Son écriture est exquise, on glisse dedans avec délice.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Coucou Krol, ravie de te voir passer par ici ! Je ne suis pas étonnée que tu aies toi aussi succombé au charme de l'écriture d'Ahmet Altan...

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Compte tenu des difficultés pour certains d'entre vous à poster des commentaires, je modère, au cas où cela permettrait de résoudre le problème... N'hésitez pas à me faire part de vos retours d'expérience ! Et si vous échouez à poster votre commentaire, déposez-le via le formulaire de contact du blog.