"De manière à connaître le jour et l’heure" - Nicolas Cauchy
"Puis, gravissant le perron, traversant le hall, je suis entré dans le salon, comme quelques jours auparavant, où je les ai tous retrouvés, mais dans une configuration différente, comme une cellule dont les atomes auraient été mélangés, dans une répartition anarchique des plus et des moins, des noirs et des blancs."
C’est un roman construit comme un puzzle, chaque narrateur (et ils sont nombreux) y apposant sa pièce. Le premier, Jean, est au centre du motif, le pivot d’un drame qui devient pour les autres, en évoquant leur relation avec lui, prétexte à se dire.
Trois temps ponctuent le récit. Un premier, bref, décrit la mort de Jean, qui a décidé de "tirer sa révérence". Le deuxième le précède d’une semaine : le défunt et ses proches fêtent alors ses 54 ans. Le troisième est celui qui voit de nouveau sa famille réunie, cette fois pour ses obsèques.
On entend d’abord Gabriel, l'ami que Jean fréquentait en secret, et qui le jour de son anniversaire vient lui annoncer une nouvelle qui le rend furieux.
On entend les fils de Jean. Pierre, l’aîné, qui travaillait à ses côtés, est celui qui lui ressemblait le plus. Un gagnant. Le jour de son anniversaire, il trépignait d’excitation à l’idée de leur dernier coup en date, ce fameux Big Deal qui allait leur faire gagner des tonnes d’argent. C’est aussi l'homme froid de la famille, celui qu'au moment des obsèques on ne touche pas : on se contente de saluer d'un signe de tête ou d'une phrase toute faite.
Alexis, qui a toujours été dans son ombre, semble soudain aspirer à être le chef de famille, déploie des trésors de sociabilité pour se démarquer de ce frère dur et fermé, comme s’il voulait se venger d’avoir toujours été le second, celui dont la femme est moins jolie et moins élégante, celui qu’on ne met pas dans le secret des grands opérations financières.
Quant à Guillaume, le benjamin, il est hors compétition. Il a toujours refusé de marcher dans les pas des autres, et n’a jamais couru après l’argent. Son histoire avec Jean est celle, malgré l’affection mutuelle que se portaient le père et le fils, d’un rendez-vous manqué. L’occasion de se rapprocher malgré leurs différences est dorénavant perdue.
Vient le tour des deux belles-filles. Camille, l’épouse parfaite de Pierre, que son père avait choisie pour lui, et Amélie, celle d’Alexis, qui a une fâcheuse propension à tenir tête aux hommes de la famille.
Puis il y a Sophie, la veuve, toujours belle, qui regarde évoluer ses fils et ses brus autour d’elle, en faisant le bilan quelque peu amer d’une vie peu à peu désertée par la passion et la joie.
Le lecteur, successivement immergé dans ces intériorités qui se côtoient sans jamais vraiment communiquer, est quant à lui au fait de leurs pensées les plus intimes et les plus inavouables. Il est le témoin de tout ce qui sous la surface bouillonne, pleure, se cabre, des rancœurs et des complexes, des obsessions et des subterfuges parfois destructeurs mis en place pour afficher une façade de respectabilité et de soumission…
Je ne me sens aucun atome crochu avec les personnages de ce milieu bourgeois dont les principaux moteurs sont la réussite et l’argent. Par ailleurs, on ne peut pas dire que l’intrigue soit palpitante. Le suspense instauré par la fameuse nouvelle apportée à Jean le jour de son anniversaire, aboutit à une chute peu surprenante.
Et pourtant, il m’a bien eue, Nicolas Cauchy. Et je crois que c’est justement parce qu’il ne cherche pas à faire des révélations fracassantes ou à pimenter son récit d’événements extraordinaires. Au drame de la destruction de l’image de famille modèle que renvoie ses héros, il préfère le récit subtil et précis de sa dissolution, l’évocation des amertumes et des ressentiments provoqués par l’accumulation de petits compromis et de petits reniements de soi qui finissent par faire de grands dégâts. Ce qui l’intéresse, c’est d’ausculter les profondeurs de ses héros pour nous les restituer sans les juger mais sans non plus les justifier. Mais comme c’est fait avec une incroyable justesse, et une conscience aigue de la complexité des êtres même les plus ordinaires ou les moins attrayants, vient un moment où oui, on finit par éprouver, si ce n’est de la sympathie, un réel intérêt.
Chapeau !
Commentaires