"L’inconnu de Cleveland" - Thibault Raisse
"Chris et Ted ont renoncé à prendre les empreintes digitales du macchabée : au moment d'emballer le corps, la peau des bras s'est démanchée comme une queue de gambas dont on fait coulisser la carcasse."
Eastlake, dans la banlieue de Cleveland, est une petite ville ouvrière dont les habitants, bien que restés fidèles à leurs origines populaires, ont profité de la croissance économique pour se hisser au niveau d’une classe moyenne "paisible, pragmatique, conformiste non par suivisme mais par conviction". On n’y a par conséquent pas vraiment l’habitude du crime. Mais c’est de toute façon avec un suicide que débute cette affaire.
Nous sommes en juillet 2002, les températures culminent à 35 degrés, ce qui donne une petite idée de l’état dans lequel est retrouvé le corps de Joseph Chandler plusieurs jours après sa mort. L’homme est décédé dans la petite salle de bains du préfabriqué qu’il louait depuis dix-sept ans, sans doute le plus ancien locataire d’une résidence où personne à part lui n’est jamais resté suffisamment longtemps pour que s’y développe un esprit communautaire.
Le défunt était un homme solitaire et malade, et son suicide ne fait pas un pli. L’énigme débute lorsque, en recherchant d’éventuels héritiers, il s’avère que Joseph Chandler n’était pas celui qu’il prétendait, et qu’il vivait sous une fausse identité. L’absence d’empreintes digitales dans son logement comme dans son véhicule, et l’aspect très rudimentaire de son intérieur ajoutent au mystère. Les rares témoignages d’anciens collègues de l’entreprise de chimie dont il était retraité décrivent un individu peu liant voire déroutant, mais très ingénieux (il avait notamment inventé un système permettant qu’un téléviseur s’éteigne automatiquement au moment des pubs).
Si la véritable identité du défunt est finalement dévoilée, reste à découvrir les raisons qui l’avaient poussé à cette usurpation.
L’affaire traîne pendant des années, reprise par des enquêteurs successifs -détectives privés, US Marshall- une fois classée par la police faute de résultats. Elle fait pendant un temps le buzz dans les médias, et figure au palmarès des sites internet dédiés aux faits divers irrésolus, suscitant les plus folles spéculations. Joseph Chandler était-il un tueur en série ? Était-il le fameux Zodiac ?
Tout cela débouche au final sur pas grand-chose, l’enquête, par manque d’éléments, n’acquérant jamais de réelle substance. On reste dans le domaine des hypothèses, avec le risque de décevoir de nombreux lecteurs. Pour autant, je ne regrette pas ma lecture, grâce à la capacité qu’a Thibault Raisse, en bon journaliste, de planter décors et personnages de manière aussi efficace qu’éloquente, et d’épaissir comme en passant son intrigue à la fois d’une dimension sociale et d’anecdotes instructives et/ou singulières.
Parmi les portraits qu’il dresse de ceux qui ont à un moment travaillé sur l’affaire, je retiendrai notamment celui de ce flic débutant qui, persuadé que la jouissance qu’il éprouvait à exercer l’autorité dans le cadre de son travail révélait des penchants sadiques, était allé consulter un psy, ou encore celui de ce détective tellement obsédé par l’affaire qu’il a fini par développer un syndrome de Stockholm inversé (à force de pourchasser un détraqué, il a développé les traits d’un psychopathe). On apprend aussi par exemple à quel point il était facile, dans les années 1970 aux Etats-Unis, d’usurper une identité (il existait même des manuels, aisément disponibles, explicitant la démarche !).
Je suis mitigée. Je ne suis pas grande amatrice de faits divers mais la dimension sociale est intéressante. Il me semble qu'avant l'arrivée de la biométrie et d'autres outils, il suffisait aux Etats-Unis, de connaître le numéro de sécurité sociale d'une personne pour usurper son identité.
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