"Les rêves qui nous restent" - Boris Quercia

"Un monde meilleur n’est pas nécessairement un monde plus humain."

A la suite de Natalio, nous découvrons la City, ville tentaculaire et futuriste, théâtre d’une société profondément inégalitaire, marquée par un effondrement généralisé et des émeutes régulières, dont l’implacable répression ne suffit pas à régler le problème de surpopulation. C’est aussi une ville grise et ultra polluée où les rares étendues d’herbe peinent à subsister dans des parcs à l’entrée payante, entourée d’un inhabitable désert parsemé de décharges illégales, où brûle en continu le contenu des vieilles batteries que l’on y déverse. Une majorité de travailleurs s’échine à de basses œuvres pour un salaire de misère, ce qui favorise la multiplication des systèmes économiques souterrains. L’ensemble de sa population souffre d’une amnésie des rêves et d’une profonde détresse qu’une mystérieuse crise sanitaire que l’on évoque du bout des lèvres en faisant référence aux "évènements d’Oslo", a renforcée quelques années auparavant. 

Natalio est ce qu’on appelle un "classe 5", le bas de l’échelle en matière de maintien de l’ordre, et est à ce titre chargé d’éliminer discrètement les Dissidents, des antisystèmes systématiquement soupçonnés d’être de potentiels terroristes, qui revendiquent entre autres le droit de recommencer à rêver. Payé à la mission, avec la précarité que cela suppose, Natalio a du mal à boucler les fins de mois. Il faut dire que la quasi-totalité de sa maigre paie est engloutie par les frais de la clinique où croupit, abrutie par les drogues, Uma, l’ex-amour de sa vie, qui compte parmi les milliers de victimes de la crise évoquée ci-dessus. C’est pourquoi il accepte le boulot que lui propose Rêves Différents, gigantesque complexe où tout citoyen peut gratuitement être plongé dans un coma de deux ans, pendant lequel on lui injecte des rêves. En échange, il autorise l’entreprise à prélever et cultiver son ADN à des fins pharmaceutiques (et très rentables). La plupart des misérables qui acceptent le marché sont généralement condamnés à le renouveler indéfiniment, compte tenu de l’addiction que crée cette cure d’onirisme. C’est sur la possible infiltration de Rêves Différents par des représentants des Syndicats, organisations en butte contre l’ordre établi, qu’est chargé d’enquêter Natalio.

Il est accompagné dans cette mission par son électroquant, sorte d’androïde qui l’assiste dans les tâches quotidiennes, et dont il a récemment changé, le précédent ayant rendu l’âme. Les tronquos, comme on les appelle aussi, sont à l’image de leur propriétaire, et celui de Natalio, modèle d’occasion, présente une apparence aussi piteuse que la sienne. Il semble d’ailleurs présenter certaines défaillances -il prend des initiatives, doute- sur lesquelles l’enquêteur n’a pas vraiment le temps de s’attarder, pris par son enquête, mais aussi préoccupé par le vent de révolte qui semble se lever dans la City…

Le texte est bref, mais l’auteur suffisamment habile pour, en très peu d’informations, planter un contexte clair et palpable. Et c’est bien ce qui fait la force de ce récit, dont l’intrigue policière, que l’auteur bâcle sans doute volontairement, laisse la place à l’immersion dans un univers de dévastation où chacun tente de survivre en s’accrochant aux débris de ce qu’il pense être la civilisation. Les références à Philip K. Dick sont évidentes : questionnements sur la dépendance aux machines, sur l’absence de sens d’une existence vouée à l’exécution de tâches indignes, vampirisée par une publicité obsédante et une industrie du divertissement abêtissante…

Ce n’est pas d’une originalité folle -hormis la fin, délicieusement surprenante-, mais c’est efficace, et ça se lit avec plaisir.


Une double participation...




Commentaires

  1. Bravo pour ce doublé :) Cet auteur est malheureusement inconnu de mes deux médiathèques...Merci de nous le présenter et de nous donner envie

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    1. C'est surtout, je crois, un auteur de polars, et c'est cherchant des auteurs pour le printemps latino d'Alexandra que je suis tombée dessus. La possibilité de faire un doublé avec le défi SF m'a définitivement motivée à le lire !

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  2. Cela semble bien sombre, même pour une dystopie... mais le doublé est tentant ! ;-)

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    1. Oui, l'univers dépeint est crépusculaire (mais malheureusement crédible)...

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  3. Pas très original en effet, mais chilien : bravo !

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    1. Oui, comme Villaroel ne convenait pas pour la SF, il a fallu que j'en trouve un autre, et il n'y en a pas tant que ça (du moins traduit en français). Je crois d'ailleurs que c'est toi qui m'a soufflé son nom...

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  4. Peut-être pour cette fin délicieusement surprenante.

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    1. Je me rends compte que "délicieusement" n'est peut-être pas le terme qui convient, mais c'est celui qui m'est venu spontanément, parce que j'ai été agréablement surprise par le pas de côté que fait l'auteur pour clore son intrigue... c'est un tous cas un titre très court, que j'ai personnellement lu avec plaisir.

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  5. C'est terrifiant, ce roman ! En tout cas, bravo pour le doublé !

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    1. Oui, on y retrouve vraiment l'univers de certains titres de Philip K. Dick, notamment de Blade Runner, auquel la référence est évidente, ce que je n'ai compris que quelque jours plus tard, en lisant (par hasard) ledit Balde Runner pour le défi SF de Sandrine ! Et il valait le mieux le faire dans cet ordre... le roman de Quercia aurait sinon un peu pâli de la comparaison.

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  6. un peu trop sombre pour moi, le monde va si mal , je ne veux pas en rajouter !

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    1. Je comprends, d'autant plus qu'on est susceptible de voir dans ce monde en bout de course l'avenir du nôtre...

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  7. Bon, moi il me faut quand même de l'originalité pour aller m'aventurer dans un livre qui n'est pas dans ma PAL immédiate ou à la bibli, mais je note pour le Chili si d'autres livres de l'auteur pourraient me tenter.

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    1. Je le découvre avec ce titre, mais il a aussi écrit des polars : il y a un vieux billet chez Sandrine, qui avait apprécié >> https://tetedelecture.com/2014/05/18/les-rues-santiago-boris-quercia/

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  8. Je n'ai plus envie de ce genre de lecture, en tout cas pour le moment. J'en ai peut-être un peu trop lu à une époque, ça devient dur d'être vraiment surprise.

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    1. C'est sûr que l'univers qu'installe l'auteur est vraiment familier aux habitués de la SF. Disons que c'est une lecture plaisante, mais pas indispensable.

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  9. Plaisant mais pas indispensable = je ne note pas, surtout vu le peu de SF que je lis. Mais j'aime l'idée d'un robot défaillant qui doute 😉.

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    1. Tu trouveras cette même idée, et d'une manière plus générale celle de la part "d'humanité" que peuvent recéler des machines ultra sophistiquées, dans l'œuvre de K. Dick, dont s'inspire beaucoup Quercia, et quitte à faire une incursion en SF, il vaut mieux se trouer vers le "maître"..

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  10. bravo pour le doublé, mon souci avec la SF toujours une vision pessimiste de l'avenir LOL

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    1. Si l'on part du principe que la SF extrapole le présent pour imaginer l'avenir, il n'y a guère de quoi être optimiste (mais une future amélioration du monde est aussi une hypothèse à envisager, si cela paraît improbable, ce n'est pas impossible)..

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