"Mon vrai nom est Elisabeth" - Adèle Yon
"Chez nous, il y a un tempérament fragile."
Parmi les raisons, plus ou moins conscientes, qui ont motivé Adèle Yon à en savoir plus sur Betsy, il y a cette crainte d’être folle qui un moment l’a hantée. En échangeant avec des femmes de la famille, elle a constaté que d’autres l’avait éprouvée, généralement comme elle, au moment du passage à l’âge adulte. Comment, alors, ne pas faire le lien avec la maladie de l’arrière-grand-mère qui fut, suite à un diagnostic de schizophrénie, internée pendant dix-sept ans dans un hôpital psychiatrique ?... Lorsqu’elle cherche à en savoir davantage sur Betsy, les réactions divergent, de silences catégoriques ou gênés au besoin de "savoir". Mais savoir quoi ?...
Betsy est née en 1916, dans une famille de onze enfants, bourgeoise et catholique. Elle s’est mariée avec André, dont elle a eu six enfants, avant son internement. Elle est décédée en 1990.
Parmi ceux qui se souviennent de leur aïeule, elle a laissé le souvenir drôle et touchant d’une grand-mère qui disait souvent des incongruités, ou avait pris l’habitude de sauter comme une grenouille dans la piscine de la maison de vacances familiale. D’autres se remémorent la métamorphose d’une jolie fille à la magnifique chevelure rousse au caractère bien trempé en une femme au physique de volatile, dégarnie et prématurément vieillie, dont chaque côté du crâne était marqué de curieuses cavités.
En complétant les témoignages de ses proches et les documents de famille que l’on met à sa disposition -notamment une correspondance datant d’avant leur union entre Betsy et André- par le résultat de ses recherches (compliquées) auprès de diverses sources d’archives, Adèle Yon tente de reconstituer le parcours de son arrière-grand-mère. Elle met ainsi peu à peu en évidence les mécanismes liberticides, individuels et collectifs, ayant abouti à l’effacement de la femme qu’elle était.
Car à lire les lettres qu’elle adressait à son futur mari, il est évident qu’elle était loin d’être folle. Mais c’est une femme qui exprime son "besoin de beaucoup d’air, physiquement et moralement (…)" ou qui avoue ne rien avoir de "la jeune fille suave et douce"… on imagine bien l’effet de cet aveu sur André, au vu de la religiosité rigide et machiste qu’exhalent ses propres lettres. Et l’époque elle-même n’est guère à l’émancipation des femmes, même si elles obtiennent le droit de vote en 1944. Généralement cantonnées aux rôles de mère et d’épouse, toute manifestation d’assurance ou d’exubérance de leur part est considérée comme une tare. Betsy ayant manifesté de premiers signes évidents de mal-être après la naissance de son premier enfant, celui qui est alors devenu son mari ne doute pas un instant du remède : il faut qu’elle retombe enceinte…
Las, ses six grossesses successives s’étant révélées inefficaces à la guérir, et Betsy s’enfonçant dans la dépression, André et son beau-père finissent par convaincre un médecin réticent d’avoir recours à la lobotomie… L’occasion pour Adèle Yon d’élargir son propos en revenant sur cette pratique qui connut son âge d’or au cours de la décennie 1945-1955. La dimension quasi anecdotique de certains éléments -on apprend entre autres qu’elle a été exercée aux Etats-Unis par un pseudo chirurgien itinérant, qui utilisait un pic à glace- n’amoindrit pas l’effarement que provoque l’histoire de son utilisation excessive et injustifiée, traduction médicale d’une violence sociale et institutionnelle à l’œuvre. Les malades ainsi traités étaient surtout des patientes, le but étant davantage qu’elles retrouvent un comportement acceptable, et ainsi de rétablir le calme dans leur foyer en les rendant de nouveau aptes à y tenir le rôle qui leur y était assigné, que de les guérir. La lobotomie avait une autre vertu : celle, en établissant les causes physiologiques de la maladie mentale, d’en déresponsabiliser l’environnement social et familial.
J'attends qu'il soit disponible à la bibli.
RépondreSupprimerQuant à la lobotomie, je viens de frémir en lisant Bill Bryson , Une histoire du corps humain, qui en parle au détour d'un chapitre; Horrible!!!!
Je suis curieuse de ton avis, j'ai vu chez Luocine qu'il partage un peu..
SupprimerJe savais que ce texte t'avais plu et je suis contente de te lire. Je suis fascinée par le fait qu'ayant toutes deux aimé, on peut écrire des chroniques aussi différentes...
RépondreSupprimerEt pour le dingue au pic à glace, je te conseille "Les incurables" de Jon Bassoff.
"Je suis fascinée par le fait qu'ayant toutes deux aimé, on peut écrire des chroniques aussi différentes..." : sans doute la preuve de la richesse du texte.. Et je retiens donc ces "incurables".
SupprimerJ'ai déjà vu ce livre sur un autre blog mais lequel ? Le sujet me fait penser à Sandrine peut-être.
RépondreSupprimerOui, Sandrine en a parlé récemment (il y a un lien vers son billet à la fin du mien :)..
SupprimerJe viens de lire la note de Luocine sur ce roman ... C'est drôle, une amie m'a prêté ce roman, il y a quelques semaines, et j'ai bloqué autour de la cinquantième page. Ce n'est pas la forme de l'enquête qui me gêne, mais un "je ne sais quoi" de trop de larmoyant dans la posture de la narratrice. Bon, vu ton avis, je vais tenter de continuer cette lecture laissée en plan.
RépondreSupprimerAh tiens, je n'ai absolument pas eu cette impression. J'ai adoré ce titre, y compris, comme je viens de l'écrire chez Luocine, pour son aspect en effet un peu "foutraque", mais pas illogique, qui crée une sorte de mise en abyme, en rendant compte de la progression de l'enquête en même temps qu'elle s'écrit.
SupprimerJe viens de lire le billet de Luocine. Malgré les avis positifs, je ne sais pas si je vais aimer ce témoignage, à chaque fois les extraits ne me plaisent guère...
RépondreSupprimerQu'as-tu pensé des lettres du mari ? J'ai lu ou entendu (je ne sais plus où) qu'elles seraient de la plume de l'autrice, ce qui nuirait à la crédibilité de l'ensemble...
Le mieux est sans doute d'essayer.. pour les lettres, elles sont présentées comme étant celles du mari, que l'auteure obtient de sa grand-mère, de mémoire, avec d'autres documents de famille. Et je les ai trouvées glaçantes, d'une religiosité toxique..
SupprimerMerci pour cette découverte que je note même si je sens une lecture difficile devant les thèmes abordés. Je trouve intéressant la démarche de l'autrice de lier intime et collectif, cela doit rendre la réalisation de certaines pratiques du passé d'autant plus difficile.
RépondreSupprimerLe fait qu'il s'agisse d'une enquête, même si elle a une forte dimension intime, permet tout de même une certaine distance... Mais le sort réservé à Elisabeth est en effet révoltant, et attriste.
SupprimerTiens, vous faites une LC non concertée, Luocine et toi 😊. Tu es plus convaincue qu'elle... Le fond m'intéresse beaucoup, mais j'ai quelques doutes sur la forme et l'écriture. Je sens aussi qu'il ça être très demandé en bibliothèque donc j'ai le temps de réfléchir avant de me décider à le lire.
RépondreSupprimerOui, c'est une LC imprévue ! Je comprends les bémols de Luocine, on peut trouver que le récit part dans tous les sens, mais il est parfaitement à l'image à la fois du cheminement intime et et de la recherche menée par l'auteure, et j'ai aimé ça.
SupprimerDécidément ce livre a du succès. Je viens de lire le billet de Luocine et je viens également d'en terminer la lecture. J'ai quelques réserves, mais impossible de ne pas être en colère en voyant le traitement réservé à une jeune femme qui avait tout pour avoir une belle vie si sa famille n'avait pas été aussi toxique (le milieu médical aussi). Ce qui est ahurissant, c'est le blocage familial encore actuel autour de Betsy, avec tout ce que l'on sait aujourd'hui. Je n'ai pas vraiment adhéré au style de narration et ai trouvé pas mal de longueurs.
RépondreSupprimerC'est en effet une lecture qui suscite la révolte. J'attends ton billet avec impatience...
SupprimerJe tourne autour depuis sa sortie sans arriver à me décider.
RépondreSupprimerEt ces avis divers ne t'aident sans doute pas beaucoup... le mieux est sans doute de se faire sa propre idée, comme on dit :)
SupprimerCette histoire vraie doit être bouleversante, tant de femmes ont ainsi été enfermée parce qu'elles étaient différentes et ne voulaient pas jouer le rôle que les hommes et la société leur imposaient. Bien entendu l'histoire rappelle celle de Victoria Mas dans "le bal des folles", mais aussi un autre lu récemment écrit par Viola Ardone "les merveilles"...tant de femmes en ont été victimes. Je me doute que pour l'autrice tout cela a été dur à porter et j'admire son courage d'avoir cherché ainsi à comprendre le passé de son aïeule malgré les silences et les non-dits familiaux. Merci pour la découverte, je vais aller lire l'avis de Sandrine, elle a du le publier durant ma pause, je pense car je n'en ai aucun souvenir...
RépondreSupprimerJe n'ai pas lu Le bal des folles, mais La salle de bal, d'Anna Hope, sur le même thème, et j'avais beaucoup aimé. Ce genre de récit est important, car le contexte dépeint n'est pas si vieux, et il reste encore à faire, malgré le chemin parcouru... cette lecture m'a en tous cas beaucoup touchée, en même temps qu'elle m'a instruite, notamment sur cet âge d'or de la lobotomie.
Supprimer"En réalité le mariage est le gibet de la femme". Tu te fais une série sur le mariage comme étouffoir de la liberté féminine ?
RépondreSupprimerCe n'est pas volontaire... mais ce n'est pas fini, j'ai encore une lecture sur les violences faites aux femmes à venir...
SupprimerUn livre que je lirai, c'est sûr. J'ai d'ailleurs aussi un autre livre à lire sur le même thème (mais je ne pense pas qu'on y parle lobotomie par contre), c'est le livre chez La Peuplade d'Alexandra Boilard-Lefebvre : Une histoire silencieuse.
RépondreSupprimerJ'espère que tu feras comme moi partie des "totalement convaincues"... et je note "Une histoire silencieuse", dont je n'avais pas jusqu'à présent entendu parler (et j'aime beaucoup ce que propose cette maison d'éditions).
SupprimerJe ne l’ai pas lu,mais une infirmière en psychiatrie nous en a parlé au club de lecture.
RépondreSupprimerOn lui a volé sa vie finalement à cette femme en l’isolant en psy.
Ah mais complètement, elle y est restée 17 ans, et quand elle en est sortie, elle n'était plus la même femme... c'est glaçant, et révoltant.
Supprimerj'ai trouvé ce roman un peu fouillis mais c'est important de savoir qu'on lobotomisais aussi facilement les gens à une époque !
RépondreSupprimerComme je l'écrivais chez toi en commentaire, j'ai trouvé que cet aspect a priori désordonné rend bien compte de la manière dont l'enquête d'Adèle Yon progresse, et l'amène à se poser des questions aussi bien éthiques qu'intimes.
SupprimerJe ne connais pas, mais c'est un livre que je commence à voir passer...
RépondreSupprimerCela ne m'étonne pas, il est en train de faire son chemin sur la blogosphère... et il le mérite !
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