"L’art de perdre" - Alice Zeniter

"Ce qu’on ne transmet pas, ça se perd, c’est tout."

Le roman se présente comme le résultat du questionnement de Naïma sur la chappe de silence que son père Hamid, né en Kabylie, a posé sur son enfance. Arrivée à l’âge adulte, elle réalise qu’elle ne sait rien de ce pays dont personne ne lui a jamais parlé : son grand-père Ali est mort, et sa veuve Yema parle à peine le français. Soixante ans après leur départ de leur pays natal, elle entame des recherches pour en apprendre davantage sur ses racines paternelles. Ses découvertes se résument plus ou moins à la page que Wikipédia consacre à la guerre d’Algérie… 

 Le lecteur est plus chanceux, la magie de la fiction lui permettant de remonter le temps pour partir, d’abord à la rencontre d’Ali.

Adolescent dans les années 1930, il est orphelin de père, d’un milieu rural et très modeste. Engagé dans l’armée française au début des années 1940, il participera entre autres à la bataille de Monte Cassino ; il rapportera du front des souvenirs qu’il préfèrera garder pour lui, et un goût un peu trop prononcé pour l’alcool. Puis la roue tourne, grâce, selon une légende familiale, au pressoir que la crue d’un oued aurait littéralement fait tomber sur la tête d’Ali, à qui est alors venue l’idée de le remettre en état pour produire de l’huile d’olive et d’en faire le commerce, avec un succès qui lui assure bientôt, ainsi qu’à ses proches, confort et respectabilité. Après une première union infructueuse, il épouse la jeune et minuscule Yema, qui lui donne enfin le fils tant espéré (leur génération ne se marie pas par amour mais par pragmatisme, les maternités successives vieillissant précocement les femmes, à qui ne viendrait même pas l’idée de se plaindre). Hamid restera l’enfant préféré d’Ali, celui dans lequel il placera tous ses espoirs. La famille côtoie des pieds-noirs, notamment Claude, l’épicier du village voisin de Palestro, un veuf dont la fille Annie devient la compagne de jeu d’Hamid. Les enfants se rencontrent uniquement dans le magasin de de l’épicier ou à l’extérieur : malgré l’affection que Claude porte à Hamid, il ne lui viendrait pas à l’esprit d’inviter le garçon chez lui, conformément aux interdits tacites de la société coloniale au sein de laquelle il n’y a ni mixité, ni fraternité joyeuse sur les bancs de l’école. 

La révolte grandissante face à l’occupation française atteint peu à peu son point de rupture. Les villageois sont visités par des maquisards les exhortant à les assister dans leur combat pour l’indépendance. La terreur et les dissensions s’installent, la guerre avance à couvert sous les euphémismes. Ali n’adhère pas aux indépendantistes, plus par prudence que par conviction : il veut être du côté des gagnants, et sa priorité est de sauver Hamid. Son statut de vétéran de l’armée française n’est plus un gage de respect mais le risque d’être dans le collimateur des militants du FLN. Alors il se met à contrecœur du côté des colons, fait le choix "d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste". Car l’armée française n’a rien à envier à ceux qu’elle désigne comme terroristes en matière de violence, appliquant selon les consignes données en haut lieu des représailles disproportionnées et iniques.

Le positionnement d’Ali le contraint en 1962 à l’exil. C’est un changement de vie radical. La famille est d’abord parquée dans des camps du sud de la France, où elle restera deux ans, avec l’injonction d’oublier l’Algérie et tout espoir de retour. Les conditions de vie sont rudimentaires et l’ambiance entre les exilés est marquée par la suspicion et les comptes à régler : qui a trahi ? Qui a pactisé avec qui ? Ceux qu’on appellera plus tard les harkis apprennent à se taire, pour ne pas prêter le flanc aux soupçons, au mépris, voire à la vengeance… Les enfants, traumatisés par la guerre, tremblent au moindre bruit d’avion.

Ali et les siens échouent finalement à Flers, en Normandie, dans une barre HLM grise et blanche. Un emploi l’attend à l’usine, où il travaillera jusqu’à la fin de sa vie, sans perspectives quel que soit l’effort fourni, les patrons préfèreront toujours fournir les postes mieux payés aux immigrés qui repartiront une fois mission terminée. Et pas question de regimber… on leur fait bien sentir que leur présence est tolérée, suspendue au bon vouloir des autres. On ne les a acceptés qu’en raison de leur supposé amour sans failles pour la France, et la seule réaction acceptable est la reconnaissance.

Hamid, aîné d’une fratrie dorénavant nombreuse, grandit, et n’a qu’une obsession : se mêler aux français, et retrouver Annie.  Il lit obsessionnellement les aventures du Club des Cinq comme un mode d’emploi des petits enfants blancs, et s’acharne à la réussite scolaire, s’interdisant de ne pas être le meilleur. Il a très vite compris que l’appropriation de la langue était la clé de la puissance. Ses relations avec Ali se compliquent à l’adolescence. Tiraillé entre un vague mépris pour ce père diminué, trop amolli pour se rebeller et la frustration face à ses colères lorsque son fils se met à son niveau, il ne trouve en lui ni roc ni complice. Comme lui, beaucoup d’enfants d’immigrés algériens ne veulent pas du monde minuscule de leurs parents, de cette Algérie qui n’existe plus ou n’a jamais existé et qu’ils ont recréée à la marge de la France. Ils veulent une vie entière, pas une survie. Leur maîtrise de la langue française, aux dépens, souvent, de celle de leurs parents, les éloignent progressivement de ces derniers, avec lesquels ils finissent parfois par ne plus parler. C’est sur la honte éprouvée envers ce père rétréci qu’il refusera de mettre des mots, oblitérant les souvenirs d’une enfance qu’il jugera incompatible avec son irrémédiable volonté d’intégration.

Naïma, parce qu’elle n’a pas connu l’humiliation de l’exil, et ayant hérité par sa mère d’une histoire implantée sur le sol français, bénéficie du recul lui permettant de juger qu’Hamid a confondu intégration et politique de la terre brûlée. En une démarche inverse à celle de son père, elle a le souhait de renouer avec cette terre kabyle dont elle a été privée, ne serait-ce que de la seule évocation.

En suivant sur trois générations le destin de cette famille marquée par la colonisation, la guerre et l’exil, Alice Zeniter change le point de vue -celui du "vainqueur"- avec lequel on aborde habituellement cette histoire. En s’appropriant celle des "vaincus", qui n’a jamais été chantée, et en le faisant à hauteur d’individus, explorant la sphère intime, elle nous offre un beau roman sur la transmission (ou plutôt sur son absence) et sur la manière dont les silences génèrent de l’incompréhension intergénérationnelle.


Un autre titre pour découvrir Alice Zeniter : Sombre dimanche

Et c’est mon premier pavé de l’été, chez Sibylline (608 pages aux Editions J’ai lu)...



Commentaires

  1. Jusque récemment la guerre d'Algérie, les Harkis et l'indépendance, n'était pas des sujets dont on parlait en littérature. J'avais été choquée par Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx, il y a quelques années.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est un sujet qui reste assez rare, je trouve, ou souvent abordé selon le même point de vue, celui du dominant, ce qui n' est pas le cas ici, et c'est ce qui fait en partie l'intérêt de ce titre.

      Supprimer
  2. Moi aussi, j'ai prévu ce titre dans mes Pavés de l'été car je l'ai en audiolivre et je fais beaucoup de route.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'espère qu'il te plaira autant qu'à moi...

      Supprimer
  3. Ce que j'avais beaucoup aimé dans ce roman est comment est illustré cet "art de perdre", sa mémoire, sa langue, sa parole, l'impuissance des "vaincus" ... Ado, une de mes meilleures amies vivait dans une cité sonacotra, je n'ai compris que bien plus tard que ses parents étaient harkis. On n'en parlait pas, même entre nous deux. Mais je me souviens encore de la tristesse qui régnait chez elle.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, la honte, notamment, est très présente dans le récit, qui montre bien l'incommunicabilité qu'elle génère. J'ai trouvé la détresse silencieuse d'Ali très poignante.

      Supprimer
  4. Oui, je l'ai lu, bien aimé, mais surtout retenu ma découverte d'une poétesse (oeuvre dont est tiré le titre)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah tiens, je l'ignorais, je vais aller creuser ça..

      Supprimer
  5. J'ai un très bon souvenir de ce roman, que je ne manquais jamais de recommander dans les moments qui ont suivi sa lecture... Au point que, l'ayant emprunté en médiathèque, je l'ai racheté en poche... deux fois !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je l'ai déjà beaucoup recommandé autour de moi aussi !

      Supprimer
  6. Pour moi, un grand grand roman et le meilleur de l'autrice. J'avais adoré.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ma lecture de Sombre dimanche remonte à bien loin, mais j'avais beaucoup aimé aussi. Il me semble toutefois qu'il était un peu moins riche que celui-là..

      Supprimer
  7. Un livre que j'ai lu et également beaucoup apprécié. J'avais découvert l'autrice avec "Juste avant l'oubli" et j'ai lu récemment d'elle "Frapper l'épopée"...J'aime la manière dont elle aborde ses sujets de l'intérieur.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. "Frapper l'épopée" me tente beaucoup, ce n'est pas si souvent qu'un roman se passe en Nouvelle-Calédonie...

      Supprimer
  8. J'ai tant aimé ce roman témoignage !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je vois qu'il fait l'unanimité... j'ai eu la chance d'écouter l'auteure en lire un extrait sur un salon, c'est ce qui m'a décidée à le lire..

      Supprimer
  9. J'ai découvert l'auteure avec ce roman que j'avais adoré.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je l'ai personnellement découverte avec "Sombre dimanche", que j'ai aimé, sur un sujet en partie similaire;, puisqu'il y est aussi question de transmission. En revanche, le contexte en est très différent.

      Supprimer
  10. J'ai beaucoup lu sur l'Algérie, son histoire et ses traumatismes, des auteurs algériens et français, mais plus depuis un certain temps. Je n'ai pas très envie d'y revenir, mais Sombre dimanche pourrait m'intéresser.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je dois avouer avoir assez peu lu sur le sujet, mais je me rattrape un peu, ayant aussi lu récemment le roman de Mathieu Belezi traitant de la colonisation... et Sombre dimanche est vraiment très bien, c'est une bonne idée de le noter :)

      Supprimer
  11. Les thèmes forts et pas des plus faciles semblent ici abordés avec beaucoup de justesse.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le roman évoque la colonisation de l'Algérie et la guerre d 'indépendance du point de vue de ceux qui les ont subis, ce qui n'est pas si fréquent, et c'est aussi une belle histoire familiale...

      Supprimer
  12. C'est un livre que je veux lire depuis très longtemps. Je suis ravie d'en lire une chronique ici. Merci de lancer cette saison estivale !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je garde mes pavés pour l'été, afin de participer aux défis de Sibylline et Tadloiducine, il y en aura d'autres !

      Supprimer
  13. Des Livres Rances27.6.25

    Sur ma PAL ! J'aime beaucoup Alice Zeniter.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je la connais à vrai dire assez peu, c'est là ma deuxième lecture seulement de l'auteure, mais je n'en ai surement pas fini avec elle... quels titres as-tu lu ?

      Supprimer
    2. Des Livres Rances11.7.25

      J'ai lu "Je suis une fille sans histoire", "Toute une moitié du monde", "Edène" et "Juste avant l'oubli", tous apprécié.

      Supprimer
    3. J'ignorais qu'elle avait déjà écrit tant de titres... Merci !

      Supprimer
  14. Anonyme28.6.25

    Oh comme j’avais aimé ce livre ❤️) une comète)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les commentaires plus qu'enthousiastes qu'il suscite font très plaisir en tous cas, ce roman le mérite..

      Supprimer
  15. Je n'ai lu que "Sombre Dimanche" d'Alice Zeniter, qui avait été un très bon moment de lecture. Je me souviens très bien de la sortie de ce livre qui me tenterait bien !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne suis guère surprise que tu aies lu Sombre dimanche, avec son contexte est européen.. je suis spure que celui-là te plairait aussi !

      Supprimer
  16. J'avais beaucoup aimé cette lecture et Sombre dimanche est toujours dans ma PAL.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tu ne seras pas déçue par celui-là, j'en suis persuadée !

      Supprimer
  17. Coucou ! J'ai adoré ce roman, autant pour la grande histoire que la petite <3

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour Lybertaire ! Oui, et les deux s'entremêlent habilement...

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Compte tenu des difficultés pour certains d'entre vous à poster des commentaires, je modère, au cas où cela permettrait de résoudre le problème... N'hésitez pas à me faire part de vos retours d'expérience ! Et si vous échouez à poster votre commentaire, déposez-le via le formulaire de contact du blog.