"Cabane" - Abel Quentin
"Devenir fou est parfois une réponse appropriée à la réalité." (Philip K. Dick)
En 1972, paraît le rapport Meadows, commandé à des chercheurs américains par le club de Rome, groupe de réflexion réunissant des scientifiques, des économistes, des hauts-fonctionnaires et des industriels de cinquante-deux pays. Il s’agit de prévoir les conséquences écologiques de la croissance économique, compte tenu de la limitation des ressources et de l’évolution démographique.
Abel Quentin s’inspire de ce rapport pour imaginer la trajectoire suivie par ses quatre rédacteurs (fictifs). Dans son roman, ils deviennent des étudiants de Berkeley. Au couple Dundee, formé des Américains Eugene et de Mildred, s’ajoute le français Quérillot et le norvégien Gudsonn. Ce dernier, jeune génie des mathématiques, a au sein du groupe un statut particulier : contrairement à ses camarades, il n’a pas postulé. Le professeur Stoddard, qui pilote le projet, est allé chercher cet introverti aux allures de prêtre réfractaire, raide et dénué de tout humour, dont la présence dans cette fac de hippies est presque incongrue.
La conclusion de leurs travaux est sans appel : elle prévoit à l’horizon 2050 une dégradation voire un effondrement des conditions matérielles de la vie humaine, ainsi qu’une diminution brutale de la population. Un seul scénario permettrait d’envisager une issue favorable : un contrôle draconien des naissances et un changement radical des habitudes de consommation et de production. C’est une bombe : la conscience que le mode de vie de la civilisation thermo-industrielle mène à son effondrement n’est pas nouveau, mais la démonstration scientifique de son inéluctabilité est une première.
Face à l’énormité des enjeux, les réactions des chercheurs sont diverses. L’unité du groupe, que n’a jamais cimenté aucune alchimie, se fissure rapidement.
Quérillot, incroyant cynique et individualiste, ne pense qu’à récupérer sa part des droits d’auteur. Focalisé sur ses propres quêtes intimes et imprégné du culte de la réussite, il fait par la suite fortune en travaillant dans l’industrie pétrolière.
La nature du rapport interdit à l’inverse aux Dundee de passer à autre chose. Pragmatiques et animés de bonnes intentions, ils sont convaincus que la publication créera une onde de choc et sera suivie de mesures. Le succès des ventes -15 millions d’exemplaires- renforce leur optimisme. Assurant la publicité de leur découverte, ils deviennent des célébrités, des voix respectées du courant écologiste. Mais on s’intéresse en réalité davantage à leur aura et à leur personnalité qu’à leur propos. Et si quelques politiques prônent alors quelque programme de sobriété, ça ne va pas bien loin. Les attaques sont en revanche nombreuses, de la part, sans surprise, des lobbies et des adeptes du Marché, qui qualifient le rapport de "socialiste"- mais aussi des marxistes, qui lui reprochent de refuser aux pays du sud l’accès à la prospérité que le progrès a permis au sein des civilisations occidentales. Leurs adversaires n’ont toutefois guère besoin d’être virulents… les Dundee finissent par comprendre qu’ils ne représentent pas une réelle menace pour la bonne marche d’un monde régi par l’ancrage de l’obsession consumériste et du matérialisme. Par ailleurs, la nature scientifique, étayée du rapport ne suffit visiblement pas à une véritable prise de conscience. L’année 2050 reste une abstraction, et la catastrophe annoncée ne parvient pas à rivaliser avec l’immédiateté et le prosaïsme qui définissent les centres d’intérêts des citoyens.
Les Dundee finissent par renoncer, et se reconvertissent dans l’élevage porcs bios.
Cinquante ans après la publication du rapport, toutes ses anticipations se sont révélées exactes. L’urgence s’est accrue, en même temps que l’ivresse consumériste et l’aveuglement individuel. Pourtant rien n’a changé, l’emprise technologique est même plus forte que jamais.
A l’occasion de cet anniversaire, Rudy, journaliste, se voit confier un article sur le rapport 21. Ses recherches l’amènent rapidement à se focaliser sur le personnage de Gudsonn, mystérieusement disparu depuis plusieurs décennies. Qu’est devenu ce jeune étudiant dont l’intégrité confinait au fanatisme ? C’est ce que l’on découvre dans la dernière partie du roman, bouleversante, qui nous emmène sur les traces d’un homme dont la réaction à l’annonce de la catastrophe future a été viscérale et catégorique, une colère et une terreur dévastatrices face à la laideur du monde technologique et des ravages qu’il occasionne, un dégout pour une humanité se repaissant d’un mode de vie aussi orgiaque que délétère. Un homme oscillant entre bascule dans un délire paranoïaque et mystique et tentation de la violence.
Faire intervenir, cinq décennies après la publication du rapport, un de nos contemporains, permet par ailleurs à l’auteur de poser un état des lieux des luttes écologistes d’aujourd’hui, et de nous amener au désespérant constat de notre inaction. "Cabane" pose ainsi la question de notre incapacité à assimiler, de manière intime et irréfutable, la réalité d’un futur qui bientôt n’en sera plus un. Face à l’échec du discours scientifique et à l’absence de toute proposition politique adaptée à ce qui se profile, quelles sont les voies susceptibles de nous faire concrètement réagir ?
A lire, pour le propos, mais aussi pour la lucidité, la férocité (souvent malicieuse) du ton, et tout simplement parce que c’est un roman passionnant.
Un autre titre pour découvrir Abel Quentin : Le voyant d’Etampes


le point de départ est intéressant, pourquoi pas!
RépondreSupprimerJe note donc pour le propos et aussi parce que je n'ai lu que de bonnes critiques de ce livre
RépondreSupprimerJ'avais repéré ce livre. Maintenant, un billet d'humeur, lu pas plus tard qu'hier, publié par l'auteur sur l'IA, billet sans nuance et, il faut le dire, un peu caricatural, m'a un peu refroidi.
RépondreSupprimerJe ne sais pas si je le lirai un jour, il est dans ma petite bibli de village, je n'aurais qu'à tendre la main... mais non, d'autres me tentent plus. Un jour de disette, peut-être ? ;-)
RépondreSupprimerJe l'avais lu aussi et j'avais un avis mitigé à cause d'une construction qui m'avais ennuyée mais le sujet lui, est très intéressant.
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