"Guerre et guerre" - László Krasznahorkai
"C'est peut-être la première fois que cela arrive mais je ne suis pas venu aux USA pour démarrer une nouvelle vie, dit Korim en préambule et, tout en se demandant si son interlocuteur, qui, alangui par les nombreuses bières ingurgitées, était affalé sur la table, tout en se demandant, donc, si celui-ci l'écoutait ou dormait, il reposa son verre, posa la main sur l'épaule de l'homme, jeta des regards autour de lui et poursuivit, en baissant la voix : j'aimerais plutôt mettre fin à l'ancienne".
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Cet historien travaille aux archives d'une petite ville hongroise du sud de Budapest. Il y découvre par hasard le manuscrit d'un anonyme dont la beauté le sidère et le pénètre. Persuadé que ce texte est la réponse à ce qui le torture depuis ses quarante-quatre ans -trouver un moyen de rendre au monde sa noblesse, ce qui ne pourra se faire que si les hommes retrouvent leur foi en elle-, il n'a plus dès lors qu'une obsession : le diffuser à l'attention du plus grand nombre. S'étant débarrassé de tous ses biens, lui qui n'a jamais quitté sa province hongroise part à New York -qu'il considère comme le centre du monde-, pour y mener à bien la mission qui, ainsi qu'il l'a décidé, constituera le dernier épisode de sa vie.
Cela fait longtemps qu'un roman ne m'avait émue et éblouie à ce point. Grâce en premier lieu à cet étrange héros que constitue Korim, qui alimente le récit de son délire étonnamment bien construit, déroulé en une logorrhée où se mêle démence et poésie, créant une atmosphère à la fois onirique et inquiétante. Embarqué aux côtés de l'archiviste dans son projet à la fois absurde et magnifique, le lecteur apprend peu à peu à cerner toute la complexité de cet homme obstiné et paranoïaque, qui fait pourtant parfois preuve d'une déconcertante ingénuité en se livrant sans réserve à de parfaits inconnus (parmi lesquels de jeunes voyous, une hôtesse de l'air à la beauté époustouflante, et bien d'autres encore...), auxquels il explique, convaincu de la limpidité de ses arguments, ses desseins et le cheminement spirituel qui l'y a mené. Des échanges qui s'ensuivent -ses interlocuteurs considérant cet homme d'allure miteuse à la physionomie de gnome comme un fou inoffensif-, émanent une profonde solitude, liée à l'impossibilité de comprendre l'autre, ou de se faire comprendre de lui.
Mieux que le connaître, on finit par s'identifier complètement à cet homme que la beauté tragique d'un manuscrit touche à son insu jusqu'au fond de son âme, au point de le hanter. Car même lorsque Korim ne comprend pas le sens de ce texte difficile, il en ressent tout de même la poésie, s'émerveille de l'osmose qu'a su créer son auteur entre le fond et la forme, et conçoit intuitivement qu'il y a dans la complexité même du style un message à décoder. Nous voilà ainsi plongés dans un jeu de miroirs, prenant connaissance, par la voix de l'historien hongrois, du contenu du manuscrit, ouvrage symbolique à l'ineffable tristesse, mettant en scène quatre personnages se définissant eux-mêmes comme des "fugitifs obsessionnels", que l'on retrouve à divers moments décisifs de l'Histoire, où ils sont à chaque fois confrontés à l'énigmatique et menaçant Mastemann. Ces hommes fuient, plus que la guerre, son omniprésence et son universalité, mais leur quête infinie d'un lieu paisible semble vaine...
"Guerre et guerre" est un roman à la dimension hypnotique, qui se lit en apnée, dont l'écriture, en un flux ininterrompu, nous investit avec force. On y évolue dans une sorte de brume, celle de l'esprit de Korim pour qui le monde alentour prend des allures menaçantes ou énigmatiques, comme si, en inadapté de ce monde, il n'avait pas toutes les clés pour le comprendre. A moins que ce ne soit lui qui ait tout compris ?
Récit magnifique, fortement émouvant, sur la douloureuse nostalgie d'une paix que le monde n'a jamais connue, et sur le pouvoir de la littérature, qui permet parfois de l'entrapercevoir, "Guerre et guerre" est un incontournable...
J'ai lu ce titre dans le cadre de l'activité Lire le monde, organisée par Sandrine. D'autres billets sur la page Facebook du groupe.
Commentaires
En tous cas, une découverte marquante, ce titre intègre d'emblée le TOP 20, si ce n'est le TOP 10, de mes plus belles lectures !!
Et je suis sûre que Guerre et guerre te plaira..
Je suis ravie de voir que les romans de László Krasznahorkai franchissent les frontières... il me tarde déjà de savoir ce que tu en auras pensé, et je te souhaite autant de plaisir que j'en ai pris à cette lecture..
Par contre, j'ai une crainte : "Il y découvre par hasard le manuscrit d'un anonyme dont la beauté le sidère et le pénètre"
Ca sent la mise en abyme qui n'en finit pas à la Nuit de l'oracle de P. Auster, non?
La LC m'était complètement passée à côté, je pense, mais la rencontre avec l'auteur devait se faire!
La mélancolie de la résistance , c'est pour toi! Le genre de lecture qui marque .
Je note Guerre et guerre...