LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Dans la baie fauve" - Sara Baume

"Ma tristesse à moi n'est pas un parti pris, mais quelque chose coincé entre les murs de ma chair, comme un brouillard sale. Elle ternit tout. Elle roule le monde dans la suie. Elle vide mes membres de leur force et me voûte le dos."

C'est l'histoire de la rencontre entre deux êtres en marge du monde, qui unissent leurs solitudes.

Le premier est un chien, un ratier qu'une mauvaise rencontre avec un blaireau a laissé borgne -d'où son patronyme, One Eye- et la gueule déformée, un animal peu enclin à la compagnie, prompt à mordre aussi bien ses congénères que les êtres humains.

Ray, le second, s'estime à cinquante-sept ans "trop vieux pour prendre un nouveau départ, trop jeune pour baisser les bras". Son allure n'a rien à envier à celle du quadrupède : "mal fagoté, la barbe mitée, les traits passés au rouleau compresseur, le poil pareil à de la limaille de fer, clopinant sur mes pieds de cul-terreux et mes jambes mal proportionnées", tel est le portrait qu'il dresse de lui-même. Depuis la mort de son père, trois ans auparavant, il occupe seul une masure décrépite en bout de village, emplissant ses journées d'une routine immuable. C'est à l'occasion de sa visite hebdomadaire à la poste du village qu'il tombe sur l'annonce qui va sceller son destin à celui de One Eye.

"Dans la baie fauve" est le long monologue par lequel, au rythme d'un "tu" qui sonne tantôt comme une interpellation, tantôt comme le vecteur d'une intimité de plus en plus fusionnelle, Ray exprime à l'intention de son nouvel ami à quatre pattes son intérêt pour toutes les petites choses et les petits êtres -insectes, fleurs, oiseaux, ...- dont le spectacle le fascine, expose ses considérations sur une société dont il a toujours été exclus, et livre avec parcimonie des bribes d'un passé plus ou moins récent.

Au fil de ces confidences, on devine peu à peu l'ampleur du vide qu'est sa vie. Il n'a pas fait la guerre, n'est pas tombé amoureux, n'a même jamais frappé personne ou tenu une femme par la main. Il n'a pas connu sa mère ; seule la voisine qui s'occupait de lui en l'absence de son père lui a montré quelque affection. Pour son laconique géniteur, sans doute n'a-t-il jamais été qu'un fils empoté et une source d'ennui, un abruti seulement capable de rester à la maison, à l'abri des gens et de la lumière, dévorant des ouvrages sur la faune et la flore.

Il n'exprime pourtant ni amertume, ni haine envers la communauté des hommes qui l'a rejeté. Il s'est accoutumé, résigné à cette existence recluse, concentrée sur les détails les plus anodins, l'environnement immédiat constituant un univers où il s'est créé ses propres richesses. Car si Ray n'est pas de ceux qui agissent, il observe... la nature, les gens derrière sa fenêtre, avec une acuité sincère, liée à une forme d'innocence que la non fréquentation de ses semblables lui a permis de préserver. Il est toutefois beaucoup moins à l'aise pour s'observer lui-même.

Lorsque la menace frappe à la porte, One Eye ayant mordu la fois de trop, les deux compères prennent la tangente, entassant dans la vieille guimbarde du père de Ray le minimum vital, partant à la dérive, perdant peu à peu le fil des jours. Cette promiscuité cimente leur complicité, développe leur compréhension mutuelle, libère la parole de l'homme, qui livre ses démons, ses peurs irrationnelles, son secret honteux...

La richesse de ce roman réside dans son écriture, sensible et poétique. On peut s'étonner de tant de lyrisme, et de tant de profondeur de la part d'un héros qui est peu allé à l'école, et n'a côtoyé la majeure partie de sa vie que son taiseux de père, mais ça fonctionne malgré tout... je ne garderai sans doute guère de souvenir des événements qui ponctuent ce récit un peu décousu, au rythme lent, mais resterai marquée par la sensation à la fois lumineuse et mélancolique que m'aura laissée la langue de Sara Baume, qui nous embarque sans effort aux côtés de ces deux cabossés...

Commentaires

  1. Tout me plaît dans le concept de ce récit, la rencontre de deux être marginaux et cabossés, dont un chien, la singularité du personnage, les thèmes, l'atmosphère... Le seul petit hic, c'est l'aspect monologue. Je ne sais pas si j'y survivrais...

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    1. Tu devrais tenter, j'ai beaucoup aimé l'écriture et ce narrateur atypique. C'est vrai que l'aspect monologue a parfois un côté redondant, mais le livre est assez court, et ça ne m'a pas vraiment gênée..

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  2. Tout me plaît dans ce que tu racontes, et le côté monologue ne me fait pas peur. C'est même quelque chose que j'apprécie plutôt en littérature. Merci pour la découverte.

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    1. C'est un titre que j'avais noté il y a bien longtemps, et qu j'avais oublié, jusqu'à ce que je tombe dessus dans une bouquinerie... une bien jolie découverte, et un moment envoûtant passé avec ces deux anti-héros très attachants..

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  3. Comme il est agréable de découvrir un roman dont on ne parle pas et loin de la trop proche rentrée littéraire, moment de déferlement des mêmes romans sur la plupart des blogs...

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    1. Et je trouve personnellement qu'il y a quelque chose de particulièrement jouissif à découvrir une pépite à côte de laquelle beaucoup passent sans daigner s'arrêter !

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  4. Pour une fois, je passe ... Monologue avec le "tu", lyrisme incohérent avec le personnage, ça va m' agacer !

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    1. Hum... c'est bien possible !

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    2. Bon, ben, finalement, suite à tes réponses aux commentaires, je le note, ce titre. Tu dis pépites, alors forcément, je vis passer outre le chien, le monologue, le tu ...
      PFFFF, quel être influençable je suis !

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    3. Sans doute, mais je comprends tellement ! En tous cas, tu sais à quoi t'attendre, tu peux le laisser tomber assez vite si tu te rends compte que tu n'accroches pas au ton...

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