LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Le mur invisible" - Marlen Haushofer

"Ce n'est pas que je redoute de devenir un animal, cela ne serait pas si terrible, ce qui est terrible c'est qu'un homme ne peut jamais devenir un animal, il passe à côté de l'animalité pour sombrer dans l'abîme."

Se réveillant d'une nuit passée dans le chalet de chasse où elle est invitée par des amis partis la veille faire quelques courses en ville, la narratrice constate avec terreur qu'elle est prisonnière de la forêt, entourée d'un mur transparent et infranchissable. Au-delà de ce mur, seule la vie végétale perdure. Hommes et bêtes se sont éteints, figés pour l'éternité dans la posture où l'événement à l'origine de cette extermination les a surpris.

Quelle est l'origine de ce mur ? Comment et par qui a-t-il été installé ? Ces questions resteront, pour le lecteur comme pour la narratrice, sans réponse, cette dernière supposant simplement que sa propension à la haine a fini par avoir raison de l'humanité... 

Le mur invisible" est le journal de bord qu'elle tient a posteriori, après deux années passées dans cette forêt où son enfermement l'a sauvée de la mort. Elle éprouve en effet le besoin de coucher par écrit le récit de son expérience, peut-être pour laisser un témoignage au futur, mais surtout pour elle-même, dans une ultime volonté de se raccrocher à son appartenance au genre humain, de repousser une animalité qu'elle ne saurait honorer.

Si l'héroïne est a priori l'unique survivante du cataclysme, elle n'est pas seule pour autant... Lynx, le chien de chasse de ses amis, est en effet resté avec elle, et elle se retrouve bientôt entourée d'une chatte et d'une vache. Assez rapidement, elle s'organise, poussée par la nécessité de soigner et de nourrir ses trois pensionnaires. Grâce aux connaissances salutaires acquises lors de sa jeunesse à la campagne, elle peut traire sa vache et entretenir son étable, planter des pommes de terre, faucher du foin... Au début, elle s'astreint à remonter chaque jour son réveil, à barrer les jours sur le calendrier.

Elle s'installe dans une routine laborieuse, les tâches qui rythment les journées étant elles-même dictées par les saisons et le climat. Elle doit contrer sa tendance à l'impatience pour s'adapter au temps de la nature, comprenant que la trépidation humaine n'a pas sa place ici. Les repas sont principalement composés de lait et de pommes de terre, parfois agrémentés d'une truite pêchée dans la rivière ou d'un chevreuil qu'elle a tué avec répugnance. La monotonie des repas lui pèse, la faim la tenaille souvent. Elle focalise l'espoir d'une survie à moyen terme sur le fait que sa vache semble attendre un veau...

Le lecteur s'installe, lui aussi, dans ce récit lent mais jamais ennuyeux. La narratrice y évoque certains événements dramatiques dont on ne sait ni quand ni comment ils adviendront, qui plombent son témoignage d'une certaine tristesse, qu'allègent cependant la force et la détermination qu'elle semble avoir acquises au fil de ces deux années.

Ses animaux, en formant une nouvelle famille dont elle est le chef, l'ont sauvée de la folie et de la mort, et lui ont permis d'accepter l'évolution, tant mentale que physiologique, que lui a imposée sa vie dans la forêt. Elle a perdu une féminité devenue inutile : son corps s'est adapté pour réduire au minimum les inconvénients de son état. Elle est dorénavant maigre mais solide. Ses mains, devenues ses principaux outils de travail, en portent les stigmates. A vrai dire, elle a perdu la conscience même d'être une femme. Ce n'est d'ailleurs pas comme une perte qu'elle le perçoit, évoquant avoir "gagné le droit d'oublier sa condition de femme"...

Elle apprivoise non pas la solitude, mais le fait de l'absence d'autres individus, jugeant finalement préférable d'être seule de son espèce, d'une part car cela annihile le risque de frictions et de domination, et d'autre part car il serait trop difficile de s'attacher à quelqu'un qui finirait forcément par mourir... Cette crainte, bien qu'exprimée fugacement, dévoile une part de la femme qu'elle fût avant son séjour dans la forêt. Elle évoque dans l'ensemble très peu son passé, mais laisse parfois deviner, par certaines allusions, à quel point la vie l'a déçue, comme elle s'est sentie démunie lorsque ses filles, devenues grandes, n'eurent plus eu besoin d'elle, et son sentiment d'être inadaptée à la société.

Arrive un moment où montre et réveil n'ont plus cours. Elle se détache progressivement des sentiments et des souvenirs qui la relie au monde des hommes, c'est sans doute la seule façon de survivre, mais elle en éprouve aussi une sorte de soulagement. En s'intégrant à son nouvel environnement animal et végétal, humble face à sa propre vulnérabilité, elle prend conscience de la vacuité des rites humains, dont la mémoire même mourra avec elle, quand la nature, elle, sera toujours là. Elle adhère peu à peu à la "logique" de ce milieu, finissant par admettre "l'inéluctabilité de la mort et l'inévitable imperfection de la vie". Bientôt, les animaux remplacent les humains même dans ses rêves... Elle ne regrette pas le monde des hommes, éprouve une tendre pitié pour cette humanité jetée dans le monde sans l'avoir voulu, et qui a fait fausse route, possédant juste assez de raison pour lutter contre le cours naturel des choses, conduisant les individus au désespoir et à la méchanceté. Avoir échoué dans cette forêt lui permet de se démarquer d'une existence misérable et ridicule -"un néant bouffi d'orgueil"- pour vivre sans mensonge, ni concession envers ce qu'elle est.

Un roman envoûtant, à la fois étrange et très touchant.

Une idée piochée chez Maggie, et qui me permet de participer une seconde fois Aux feuilles allemandes d'Eva et Patrice.

Commentaires

  1. Quoi, tu ne l'avais pas encore lu? Extraordianire roman!
    Et en librairie o n trouve maintenant un autre titre de l'auteur.

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    1. Oui, j'ai vu ça, et en plus il est en poche également. Il ne va pas tarder à rejoindre mes étagères !

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  2. J'avais apprécié suivre l'évolution de l'héroïne, ses rapports avec le nouveau rythme du temps, .... Mais, un poil plus de romanesque ne m'aurait pas déplu non plus, à vrai dire ! Bon, c'est vrai qu'elle est toute seule ^^, et que c'est logique qu'il ne se passe pas grand chose !

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    1. C'est vrai que l'on ressent certaines longueurs au cous de la lecture, mais je les ai trouvées effectivement en accord avec le propos et le contexte. Et je réalise, quelques jours après l'avoir terminé, que c'est une lecture qui laisse une empreinte assez forte.. l'héroïne, malgré son côté misanthrope et pragmatique, est finalement très attachante.

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  3. Très beau roman jadis chroniqué. Effectivement assez envoûtant et émouvant aussi.

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    1. J'ai l'impression que j'étais la seule à ne pas l'avoir lu ! Heureusement, j'ai comblé cette lacune, il aurait été dommage de passer à côté d'un si beau texte !

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  4. Un roman envoûtant, c'est exactement ça !

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    1. Comme je l'ai écrit en réponse à Athalie, c'est un texte qui laisse vraiment une trace, j'en garde encore une sensation... d'apaisement ? Je ne sais pas si c'est le terme juste, mais il procure une sorte de sentiment d'accomplissement.

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  5. Je ne l'ai pas lu, j'ai seulement vu la dramatique qui en a été tirée. J'ai pensé que le livre devait être plus fort.

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    1. Je t'en conseille vivement la lecture ! Oui, il est fort, mais d'une force qui se révèle doucement, si on peut dire..

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  6. Merci pour le lien ! Je vois que tu as apprécié la richesse de ce roman. Moi aussi, je l'ai trouvé envoûtant :-)

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  7. J'avais beaucoup aimé également. Et le film est très réussi aussi, tu peux t'y précipiter !

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    1. Je serais en effet curieuse de voir ça, je ne savais pas qu'un film avait été tiré de ce roman, et j'ai vu qu'il était en plus relativement récent (2013)...

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  8. J'avais adoré ce roman ! J'aime beaucoup ces thèmes de survie après une catastrophe qui isole une communauté ou un individu. Un classique incontournable ! Contente de voir qu'il semble ressortir de sa tanière. Je l'ai revu sur quelques blogs dernièrement et j'ai vu 2 lecteurs le lire dans le métro ! :)

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    1. C'est un succès bien mérité pour ce roman post apocalyptique pas comme les autres...

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  9. J'ai comme l'impression que ce roman est en train de faire son chemin sur la voie du «classique». Je suis ravie de le voir, ici et ailleurs. Il vieillit bien, je trouve.

    J'ignorais aussi qu'un film avant été tiré du roman. Me v'la plutôt curieuse...

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    1. Je suis d'accord avec toi, il n'a pas pris une ride, malgré certaines allusions qui nous font comprendre qu'il n'est pas contemporain. Disons qu'il est intemporel..

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  10. Je ne connaissais pas du tout mais tu en parles très bien et tous ceux qui l'ont lu semblent tellement enthousiastes que ça m'intrigue énormément.

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    1. Il fait l'unanimité, c'est vrai.. tu n'as plus qu'à te laisser tenter, j'espère qu'il t'envoûtera toi aussi !

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  11. il est partout et pourtant j'hésite toujours ! disons que je le lirai quand il se retrouvera entre mes mains !

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    1. Pourvu qu'une âme bien intentionnée l'y mette vite, alors !

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  12. J'ai lu de très bonnes critiques sur ce roman et malgré son rythme lent, il m'intrigue :) belle journée à toi !

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  13. J'ai beaucoup aimé ce roman ! Son rythme lent, contemplatif... Son héroïne, à la fois tellement seule mais aussi très entourée par ses animaux...

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    1. J'ai l'impression qu'il fait l'unanimité, et il le mérite !

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