"Ninive" - Henrietta Rose-Innes
"L'odeur âcre de la boue prouve la force de la vie."
J'ai tout de suite aimé ce que j'ai
lu.
Parce que j'avais l'impression de
découvrir pour la première fois une telle histoire, et qu'il m'a semblé ne jamais avoir rencontré une héroïne
semblable à celle que l'on rencontre dans "Ninive", pas excentrique mais
profondément singulière, et surtout particulièrement marquante, malgré le vide apparent
qu’est sa vie…
Katya Grubbs est spécialisée dans
les insectes, et toutes autres bestioles dont les autres n'ont qu'une hâte : se
débarrasser. Elle s'occupe des mal-aimés, des
moches ; elle est déménageuse, si on peut dire. Elle relocalise, pratique la
désinsectisation sans extinction. Déplace les nids de guêpes, détourne des
colonies de chenilles, ne
fait pas la fine bouche devant une invasion de cafards ou un bataillon de
souris. Elle protège les araignées. Sa philosophie consiste à respecter toutes
les créatures qui essaient de s'en sortir dans la ville, de rendre au sauvage
ce qui est sauvage. Sans doute pour se démarquer de son père, Len, dont elle
n'a pas la science encyclopédique des insectes, mais qui lui exterminait, à coups
de pièges ou de poisons. Cela fait sept ans qu'elle ne l'a
pas vu, Len. Elle ne sait même pas où se trouve cet homme qui leur a fait vivre, à
sa sœur Alma et elle, une enfance instable et dangereuse. Non qu'il ait
été violent avec elles, mais sa brutalité maladroite et son indifférence au mal
leur ont valu pléthore de cicatrices, de doigts tordus, et de brûlures. Quand il
ne leur faisait pas tomber des marteaux sur les pieds, il les laissait debout
toute la nuit sous la pluie. Il leur offrait des grenouilles ou des couleuvres
à collier. Trimbalées d'un logement précaire et minuscule à l’autre, de vans
en chambres d’amis, les deux sœurs ont appris à être dures au mal, à taire la
douleur. Elles ont gardé de cette jeunesse chaotique la conviction de vivre dans un monde sans pitié, peuplé d'objets hostiles susceptibles à tout moment de les blesser, et que le
mieux à faire était de se tenir toujours prêtes à riposter.
Alma, l’aînée, a posé ses sacs
après quelques années de vadrouille pour s’installer dans une normalité ultra-sécurisée et une belle maison aseptisée des riches quartiers du Cap. Katya, à
trente et quelques années, est toujours célibataire et pas très à l'aise avec
l'idée d'avoir un logement fixe, bien qu’elle envahisse depuis maintenant
plusieurs années la même maison de son désordre accumulateur…
Sa dernière mission en date, confiée
par Mr Brand, un richissime promoteur, la mène à Ninive, une luxueuse et
gigantesque résidence dans le désert aux portes de Cape Town dont l’étape ultime
de la construction a été interrompue suite à l’invasion de mystérieux insectes,
les goggas. Katya s’installe dans cet environnement protégé et équipé de la dernière technologie, dont la blancheur immaculée tranche avec le vlei voisin, marécage grouillant de vie
animale et végétale, enchevêtrement de plantes, de racines, et de boue. Seule, hormis
deux gardiens discrets et leur chien, elle apprécie son séjour au cœur de monde vierge et labyrinthique au minimalisme
fonctionnel. La pureté des lignes de cet endroit en devenir, sorti de rien, la
fascine. Pas d'êtres vivants, ou très peu, dans
ce milieu qui, jouxtant un univers instable peuplé de bestioles et de parasites,
se révèle étrangement stérile. Et surtout, pas trace de goggas… mais ils reviendront
à la saison des pluies, lui assurent les gardiens des lieux.
Puis elle remarque des incohérences
dans cet univers rutilant : des boutons de porte, des morceaux de
moquette, du petit mobilier ont disparu ; elle sent une présence, la
nuit, dans le couloir de l’appartement qu'elle occupe. Peu à peu la belle
résidence dévoile ses dessous, reconquise par un marais qui en y introduisant la
vie, gorge les sols d’humidité, pourrit les murs…
"Ninive" est un roman dans lequel plane en
permanence le rappel de la puissance sous-jacente de la nature, qui insinue que
les racines de la ville ne sont après tout pas si profondes… : quelques
mètres, et on retourne à la terre brute, élémentaire, aux entrailles de la
ville où fourmillent des millions de vers. Et Katya, avec sa sensibilité charnelle à l'environnement, est comme un
trait d’union entre ces deux mondes qui à la fois s’interpénètrent et se rejettent,
comme une créature hybride oscillant entre attraction primitive pour la vie
animale et végétale, et vague aspiration à s’intégrer dans la société des
hommes.
Fascinant.
Je me laisserais bien fasciner, tiens...
RépondreSupprimerJ'espère ne pas me tromper, mais je pense vraiment qu'il te plairait..
SupprimerOuh là, c'est franchement intriguant et tentant. Merci pour la découverte!
RépondreSupprimerIntriguant oui, le terme est juste pour évoquer ce titre qui nous entraîne presque mine de rien sur des chemins étranges..
SupprimerOh comme tu donnes envie de plonger dans cette atmosphère.
RépondreSupprimerJ'espère que ce billet contribuera à faire connaître ce titre méconnu, il le mérite !
SupprimerComme Keisha.:) Les éditions Zoé sont une valeur sûre. J'aime beaucoup leur catalogue. Le début de ton billet où tu présentes Katya Grubbs m'a fait penser à l'album Rat et les animaux moches.
RépondreSupprimerJe ne connais pas cet album, mais je vais aller y voir de plus près...
SupprimerComme toi j'aime beaucoup la maison ZOE, je crois n'avoir jamais été déçue, leurs propositions sont à la fois variées et originales.
J'ai rarement été déçue par la maison d'Edition Zoé. Ce sont souvent des voix différentes, qui changent du nombrilisme de la littérature française.
RépondreSupprimerJe te rejoins complètement !
SupprimerFascinant est un mot fort pour conclure un billet, du coup ça m'intrigue énormément !
RépondreSupprimerDisons que c'est une fascination qui nous prend presque à nos dépens... A priori voilà une histoire peu extraordinaire, qui s'intéresse à un sujet que d'aucuns jugeraient peu ragoutant, mais l'auteure en tire un récit à la fois subtil et original.
SupprimerJe note, j'ai découvert les éditions Zoé grâce à ma libraire de TuliTu.
RépondreSupprimerTuliTu est donc de bon conseil ! J'ai notamment découvert et beaucoup aimé grâce aux éditions ZOE des titres aussi différents que "La vache" du suisse Beat Sterchi, "Le meilleur coiffeur de Harare" du Zimbabwéen Tendai Huchu, ou encore "La voisine" de la Sud-africaine Yewande Omotoso..
SupprimerJe rejoins le club des intriguées intéressées ! En plus, cet éditeur est de mieux en mieux distribué, c'est une bonne chose et il faut le soutenir !
RépondreSupprimerNous sommes bien d'accord ! Et ZOE a maintenant un catalogue poche bien fourni..
Supprimerpourquoi pas? Ma curiosité est éveillée :-)
RépondreSupprimerOui, laisse-toi tenter, c'est une lecture dépaysante et atypique !
SupprimerLes éditions Zoe offrent un très bon catalogue. Je note celui-ci tant ta chronique est convaincante.
RépondreSupprimerJ'espère qu'il te plaira !
Supprimerun peu en panne pour lire en ce moment je ne vais pas sauter sur ce livre mais comme j'aime le thème et les éditions Zoé je note ça
RépondreSupprimerCe sera pour plus tard, alors, mais je pense que c'est le genre de titre susceptible de te plaire...
SupprimerBelle tentation, aussi bien sur le titre que sur la maison d'édition, que je ne connaissais pas. Merci !
RépondreSupprimerAh oui, c'est une maison à découvrir, qui nous emmène dans des contrées peu explorées, mais aussi à la rencontre de "vieux" titres méconnus qu'elle remet ainsi à l'honneur (je pense notamment à L'élève Gerber de l'autrichien Torberg). Et ce "Ninive" est à lire...
SupprimerOh, quelle intrigue! Je suis titillée.
RépondreSupprimerLaisse-toi tenter, oui c'est une intrigue originale, avec une héroïne que j'ai personnellement trouvée très attachante, malgré son décalage par rapport au monde (ou en raison de ce décalage, d'ailleurs...).
SupprimerDans le genre "La nature nous rattrape", j'avais lu Faunes, conseillé par un libraire sur le stand Québec au salon du livre de Paris. Mais je suis passée totalement à côté…
Supprimerhttp://livreveriefr.blogspot.com/2019/06/faunes.html
Dis donc, tu me donnes follement envie là !
RépondreSupprimerMais c'est bien le but !
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