"Danseur d'herbe" - Susan Power
"La vie, sur la réserve, était déséquilibrée : tout ce qui était dérisoire exigeait un temps démesuré lors que les choses capitales se produisaient avec une rapidité indécente".
En évoquant sur plusieurs décennies les destinées de
quelques membres d’une tribu sioux du Dakota, "Danseur d’herbe" nous
livre une fresque intergénérationnelle qui met en évidence le poids des
héritages mais aussi la capacité des individus à les dépasser. Une chronologie éclatée, faite d’une anarchique succession tantôt
de saut de puces tantôt de bonds en avant ou en arrière, nous fait ainsi voyager
de 1864 à 1981, aux côtés de deux familles au destin lié depuis l’amour pourtant
non consommé de leurs aïeux respectifs Red Dress et Ghost Horse.
A travers les événements, heureux ou tragiques, banals ou
extraordinaires, qui ponctuent les vies des lignées des Thunder et des Wind Soldier,
Susan Power évoque les traumatismes et dévoilent les secrets qui d’une
génération à l’autre laissent leur empreinte, influant sur le cours des
existences. La structure narrative de son récit révèle tout son sens et son
habileté en n’apportant qu’a posteriori un éclairage sur les drames ou les épisodes
du passé à l’origine des motivations qui poussent à la vengeance ou entretiennent
la culpabilité…
L’évolution des temps et les remous de l’Histoire s’invitent
naturellement dans l’intrigue, entremêlant aux histoires individuelles leurs répercussions
sur le quotidien ou le destin de la réserve, et témoignant notamment des
injustices faites à ce peuple dépossédé de son territoire, discriminé, délaissé : les enfants morts faute de médecin à proximité acceptant de soigner les indiens,
ceux envoyés de force par l’Etat de Pennsylvanie dans des internats, les jeunes
gens sioux décimés pendant la guerre de Corée car envoyés en première ligne au prétexte
de leurs mythiques qualités d’éclaireurs… Mais au-delà du constat des
spoliations et de ce qui s’est perdu dans le processus de conquête et de
colonisation, "Danseur d’herbe" se veut surtout un hommage à ceux qui
ont su faire preuve de résilience pour non seulement survivre, mais surtout pour le
faire dans la dignité, en s’adaptant sans pour autant se renier.
Et c’est qui fait la force et l’originalité de ce roman, qui
démontre par l’osmose constante entre tradition et modernité que la
perpétuation d’une culture n’est possible qu’à condition d’ouverture vers les
autres et de l’acceptation des apports dont l’enrichissent chaque génération et chaque
métissage. Si la Wastunkala, la traditionnelle soupe de maïs sioux, est
passée de nourriture de base à un mets de choix parce que sa longue préparation
est inadaptée au mode de vie moderne, les pow-wow attirent de plus en plus de jeunes
-y compris parmi ceux qui ont quitté la réserve-, et certains continuent d’apercevoir,
au détour d’une maison abandonnée, le fantôme qui hante depuis des décennies la
Réserve de sa légende… et en même temps, les héros de Star Wars s’invitent dans
l’iconographie des plus jeunes pendant qu’un de leurs aînés s’essaie à conduire
une majestueuse Harley-Davidson gagnée au bingo, la chasteté conjointement prônée
par la culture Dakota et la morale catholique est mise à mal par le désir d’émancipation
féministe qui s’immisce dans la réserve…
La dimension même du récit est empreinte de cette fusion entre
mythes ou coutumes ancestraux et contemporanéité, mêlant au réel un surnaturel symbolique
porteur d’une culture où les rêves et les cauchemars peuvent déterminer des
choix de vie, où l’on se protège d’une femme trop entreprenante par une
ceinture magique, où un enfant aperçoit dans le téléviseur diffusant les
premiers pas de l’Homme sur la lune la silhouette de sa grand-mère à peine
décédée…
"Danseur d’herbe" est un texte à la fois
enchanteur et palpable, romanesque et profond, peuplé de personnages singuliers
et marquants.
Une belle découverte, faite grâce à Marie-Claude, et que j’ai
eu l’immense plaisir de partager avec Electra, dont l'avis est ICI.
Commentaires
comme pour Martin Eden, moi j'ai aimé remonter le fil du temps et partir à la rencontre de Red Dress. Quel roman sublime !!!