LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"L’occasion" - Juan José Saer

"A force de vouloir brouiller les pistes à propos de ses origines, il finit par embrouiller lui-même ses origines, et ce qui est brumeux pour le monde l’est aussi pour lui, de sorte que les masques successifs qu’il a portés depuis les commencements incertains dans un lieu incertain -il ne sait déjà plus bien lequel- (…) se pressent, visqueux, contre son visage et le déforment, l’effacent, le rendent simple matière périssable et résiduelle, le transforment en la preuve vivante de ceux qu’il hait (…)."

On peut dire que le romancier Juan José Saer sait varier les plaisirs… voici le troisième titre que je lis de cet auteur, et à chaque fois il me surprend en adoptant un ton différent et en abordant une thématique nouvelle.

"L’occasion" est centré sur son héros, autour duquel plane une chape d’incertitude l’auréolant de mystère. S’appelle-t-il Bianco ou A. Burton ? Est-ce un véritable télépathe ou un escroc ? Un espion au service des prussiens, un fuyard victime d’une énigmatique conspiration ou un opportuniste cherchant fortune ?

Nous le trouvons au début du récit planté au milieu de la pampa argentine, quasi no man’s land où il a fait bâtir un austère cabanon, y passant plusieurs mois dans le plus grand dénuement. Il a connu son heure de gloire dans les années 1850 en Europe, qu’il a parcourue en mettant en scène ses pouvoirs dans le domaine de la transmissions de pensée ou du déplacement d’objets à distance, changeant selon les besoins de langue et de nationalité. Il est hanté par la rancœur de l’humiliation que lui firent subir les positivistes dans une salle de spectacle parisienne, et qui l’a poussé à l’exil.

Arrivé en Argentine avec un groupe de paysans italiens qu’il a convaincus, à la demande d’un consul argentin, de venir s’installer sur des terres vierges, il a su là aussi s’adapter à son nouvel environnement, faisant preuve d’un pragmatisme et d’une souplesse d’esprit à toute épreuve pour se fondre dans le décor et mener à bien ses ambitions entrepreneuriales.

Bien que remarquable, avec sa foisonnante chevelure ondulée et cuivrée et son physique avantageux, sa manière de se comporter en toutes circonstances avec naturel, de se montrer indifférent aux changements de l’extérieur et de s’adapter à l’environnement même le plus rude, en font un véritable caméléon, qui sait se faire accepter partout et par tous.

C’est ainsi qu’il a conquis l’amitié de Garay Lopez, médecin argentin qui lui a soigné un abcès au doigt et qui a fini par devenir son associé. Le docteur fait partie de ces familles qui se sont implantées dans la province en domestiquant et en exploitant le bétail sauvage aux dépens de la population indigène, mais il a pris ses distances avec les siens, en conflit avec son jeune frère tyrannique et capricieux qui fait régner la terreur sur leur domaine.

Bianco est pourtant un homme torturé. Marié avec Gina, belle et très jeune femme dont l’indifférence sereine et la passivité mystérieuse semblent dissimuler de vastes plans secrets, il se laisse dévorer par la jalousie, ruminant sans cesse les éléments d’une brève scène qui a inoculé en lui le doute quant à la fidélité de son épouse.

Dans un décor fait tantôt d’une plate immensité qui prête à la réflexion mais aussi aux mirages, tantôt d’une ville -Buenos Aires- arborant encore des airs de campagne sous les gesticulations de sa population grouillante et cosmopolite, Juan José Saer introduit une dimension profondément psychologique, en insistant sur les affres intimes de son apatride aux origines incertaines, créant un curieux contraste entre son apparente égalité d'humeur et la violence de ses angoisses intérieures.

L’écriture est virtuose, sensuelle, parfois précise et parfois suggestive. Je crois bien que Juan José Saer fait partie de ces écrivains qui pourraient raconter n’importe quoi, je le suivrai les yeux fermés, assurée d’y trouver du plaisir !


Deux autres titres pour découvrir Juan José Saer :


Commentaires

  1. Je ne suis pas très attirée par le thème, ni l'époque d'ailleurs ..

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    1. Oh, l'époque est accessoire ici, cela pourrait presque se passer n'importe quand..

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  2. je connais de nom, mais il est peu présent dans mes biblis je crois...

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  3. J'avais été impressionnée par L'Ancêtre, une lecture qui me reste. De Saer, j'avais noté L'enquête, je note aussi celui-ci !

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    1. L'ancêtre est à ce jour mon préféré. Je viens d'aller voir de plus près de quoi parle cette "enquête", et c'est très tentant, en effet. J'avais aussi repéré Les nuages, récemment paru (en octobre 2020) qui me plairait bien, je crois..

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  4. j'ai lu avec grand plaisir l'Ancêtre qui m'avait marqué par l'écriture et l'originalité je vais retenir celui ci pour plus tard peut être mais l'auteur vaut vraiment la peine

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    1. Tout à fait, et je me réjouis d'avoir encore de nombreux titres à découvrir !

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  5. J'ai lu de lui L'ancêtre, une lecture intéressante et qui sort des sentiers battus

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    1. J'avais moi aussi aimé son originalité, et les réflexions auxquelles il pousse.

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  6. Pas du tout apprécié L'Ancêtre pour ma part (je me sens isolée) mais le thème de celui-ci me plairait peut-être. À voir si je le trouve.

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    1. Ah, eh bien cela m'étonne.. je n'ai lu que trois de ses titres jusqu'à présent, mais tous trois très différents en tous cas (avec "Glose", on est plus dans un exercice de style), du coup tu pourrais peut-être retenter, oui.

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  7. Juan José Saer c’est un écrivain que je souhaite découvrir depuis longtemps... Je sais ce qu’il me reste à faire... (Goran : http://deslivresetdesfilms.com)

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    1. Tu peux te constituer une pile pour la prochaine édition du mois latino !

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  8. Les yeux fermés ? Tu es sûre ? cela ne va pas être facile pour lire... ;-)

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  9. Je vais suivre ton conseil, tant la lecture de L'ancêtre m'avait marquée ! Et pour bien clore ce mois latino ...

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    1. Il est différent de "L'ancêtre", mais j'ai aimé aussi, l'écriture est à la fois belle et vivante.

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  10. je connais l'auteur de nom, c'est tout....

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    1. Il est vraiment à découvrir, "L'ancêtre" notamment est un texte original, et marquant.

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  11. J'avais adoré 'L'ancêtre" mais je ne connaissais pas celui-ci. Je le note.

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    1. Il est un peu en-dessous de "L'ancêtre", à mon avis, car un peu moins originale, et moins intense, mais trsè bon tout de même. D'ailleurs la comparaison ne vient pas vraiment à l'esprit lors de la lecture car ils sont très différents.

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  12. Réponses
    1. Très bonne idée, j'espère que son étrangeté te plaira.

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