"La fabrique des salauds" - Chris Kraus
"Le mensonge est souvent le dernier rempart des égoïstes et des nostalgiques. Il préserve ce qui compte vraiment. Si le mensonge n’y était toléré, toutes les familles seraient condamnées. Et tous les Etats aussi."
Le narrateur est né en 1909 en Lettonie, d’une famille noble mais désargentée d’origine allemande, portée sur le pathos et la dramaturgie, ayant érigé en mythe le souvenir d’un grand-père lynché dans son verger par des Bolcheviques qu’il avait bombardés de pommes, élevant ainsi involontairement le fruit au rang d’hostie familiale. Le premier fils Solm -Hubert, dit Hubsi- hérita du patronyme du glorieux aïeul, mais aussi de toutes les qualités dont Koja était dépourvu, son insignifiance et sa sensibilité s’opposant au charisme et à la beauté de son brillant aîné.
L’adoption d’Ev, que l’exécution de ses parents a rendu orpheline, complète le trio dont la destinée, entre amour, haine et trahisons, sera irrémédiablement, et souvent pour le pire, liée aux abominations de l’Histoire. Ev et Koja, subjugués par l’autorité naturelle et la supériorité de leur frère, se laissent emporter dans son sillage. Fasciné par l’idéologie nazie, Hub y entraîne ainsi son cadet. A 24 ans, Koja devient chef des jeunesses nationales-socialistes, et intègre bientôt l’école des cadres des jeunesses hitlériennes. Pendant la guerre, Hubsi mettra sa détermination et son énergie au service de la SS, et Koja suivra, toujours dans l’ombre, chargé d’observer et de surveiller pour le compte de la Gestapo, puis relégué pour cause d’incompétence à d’ingrates missions, son frère lui sauvant la mise à plusieurs reprises. C’est finalement son talent pour le dessin qui le fait remarquer par Himmler, et le fait entrer dans les rouages du dessein que le chef nazi fomente pour le monde.
Quant à Ev, elle devient médecin. Son expérience, au début de la guerre, au camp d’Auschwitz, la confronte à l’horreur et ouvre une fissure qui deviendra béance. Déchirée entre son amour pour ses frères et son refus du Mal, elle se laisse convaincre, au moins pour un temps, par les mensonges qu’ils opposent à l’évidence, et qui maintiennent, cahin-caha, une cohésion familiale que l’accumulation de secrets menace d’ébranler en permanence.
Maître dans l’art du louvoiement, Koja s’intègre naturellement, après-guerre, dans les jeux de manipulations et de rivalités auxquelles se livrent les services secrets des puissances occidentales, mais en paie parfois aussi le prix fort, pris dans un réseau de plus en plus dense et paralysant d’intrigues et de conspirations. La relation de cette nouvelle phase de sa carrière est l’occasion de prouver à son naïf et trop bienveillant voisin de chambre l’éternel cynisme d’un monde gouverné par un intolérable opportunisme, en évoquant la facilité avec laquelle les anciens nazis ont trouvé à se reconvertir dans les différents organes de renseignements, quand ils n’ont pas tout simplement réintégré la vie politique.
Koja déroule son incroyable destin en y imprimant une dimension profondément intime, pris dans une entreprise de justification laissant soupçonner, malgré l’assurance et l'immoralité de son argumentation, son besoin de rédemption. Son histoire est celle d’un homme ordinaire d’abord subjugué, comme tant d'autres prétend-il, par les interrogations de son temps et l’imminence de la guerre, porté par le goût du danger et du mystère, qui s’est tourné vers un avenir dont il n’a pas saisi la teneur "car tant que cet avenir n’est pas le merdier du présent, il ne s’agit que d’un espoir". Mis face à l’horrible réalité de ce qu’impliquait la doctrine nazie, il y a participé sans conviction, guidé avant tout par ses intérêts personnels, passant sa vie à faire des compromissions à une éthique dont il a finalement réalisé n’être pas si imprégné que ça. Il précise ne pas s’être fait d’illusions sur lui-même, avoir eu conscience de ce qu’il est devenu, mais que c’est arrivé par hasard, à son insu. Il a réagi au déclin du monde et non l’inverse, hypocrite pour les besoins de son "travail", mais restant sincère vis-à-vis de lui-même, persuadé de n’avoir pas laissé le mensonge s’introduire jusque dans ses entrailles. Comme s’il avait su, au fond, rester fidèle à sa propre idée d'une intégrité pourtant contestable, malgré la tourmente et les ignominies dont il garde le souvenir mais dont il ne semble pas se repentir vraiment, davantage torturé par les douleurs personnelles qui ont ponctué sa vie.
Sont-ce l’époque et les circonstances qui fabriquent les salauds ? Est-il permis de se dédouaner de ses lâchetés et de ses acquiescements, même passifs, en invoquant la barbarie ambiante, et le manque de recul qu’induit le présent ?
Tu as fait de bons choix pour ce mois...
RépondreSupprimerOui, je suis bien tombée, même si celui-ci, bien qu'excellent, n'ait pas été facile à lire (heureusement que j'avais de longues heures d'avion à tuer !).
SupprimerÇa fait plusieurs fois que j'hésite devant ce titre. Déjà l'aspect pavé me freine un peu et le contenu qui doit être dur. Si je comprends bien, tu conseilles.
RépondreSupprimerOui, je conseille ! Une lecture qui prend du temps, c'est vrai, mais un grand roman, ample et complexe (mais très abordable).
SupprimerNoté depuis sa sortie. J'attends d'avoir un peu de temps et le moral pour supporter de lire que "la mécanique barbare du monde est à la fois protéiforme et éternelle"...
RépondreSupprimerTu as bien résumé les prérequis nécessaires à cette lecture... mais c'est à lire, oui (et il est tout de même plus facile à lire que Les bienveillantes, auquel il fait parfois penser)
SupprimerJe ne sais pas encore si je me laisserai tenter un jour. Je l'ai noté depuis sa parution et les nombreux avis enthousiastes semblent confirmer que ça vaut le détour mais bon, sacré pavé tout de même.:)
RépondreSupprimerC'est sûr, j'ai personnellement mis à profit l'arrêt du blog pendant mes vacances, et le long trajet en avion qui m'y a emmenée !
SupprimerSûrement très intéressant, mais les plus de 1000 pages sont un frein considérable.
RépondreSupprimerIl peut représenter un défi pour le prochain "Pavé de l'été" de Brize !
SupprimerJ'aurai pu écrire le commentaire de A girl from Earth. Tu es convaincante, je pense que j'y viendrai.
RépondreSupprimerC'est une très bonne idée, il vaut bien les efforts qu'il demande !
SupprimerEt bien moi j'aurais pu écrire le commentaire de Kathel...
RépondreSupprimerVous pouvez vous motiver par une LC à l'occasion de l'activité de Brize ! (dois-je préciser que ma co-lectrice a quant à elle jeté l'éponge sur ce coup ?? mais si j'ai bien compris, elle a bien l'intention de lui donner une seconde chance..)
SupprimerDepuis I Love Dick, Chris Kraus m'a toujours intriguée. J'avais aussi noté celui-ci et, à te lire, je le surligne maintenant en jaune. Mais ce ne sera pas pour tout de suite. Je suis plongée dans un petit pavé (600 et quelques pages) et Jany Eyre m'attend!
RépondreSupprimerJe crois que pour une lectrice venue à bout des "Lionnes", son poids ne posera aucun problème, et c'est un roman très intelligent, bien écrit... bref, vas-y !
SupprimerAprès l'avoir rayé de ma liste d'envies, me voilà qui le surligne en jaune!
SupprimerIl est là a me narguer dans ma PAL Mais il me fait un peu peur par son poids à la fois de son contenu et du nombre de pages mais il passera un jour des étagères à mes yeux car il aborde des thèmes qui m'intéressent 😉
RépondreSupprimerJ'étais comme toi, à la fois impatiente de le lire et un peu réticente. Il suffit d'attendre le bon moment ! Mais il en vaut la chandelle, oui.
SupprimerSuper chronique, comme toujours... Je n'étais clairement pas dans le bon état d'esprit pour lire ce pavé mais ce n'est qu'un abandon temporaire, j'ai la ferme intention d'y revenir!
RépondreSupprimerJe ne doute pas que tu trouveras un meilleur moment pour l'apprécier à sa juste valeur. Pour les Feuilles allemandes 2022, peut-être ?
Supprimerj'ai beaucoup aimé ce livre, la manière de raconter de l'auteur, le fait de choisir un "échange" entre un nazi et un adepte de la non-violence ...
RépondreSupprimerLe personnage d'Ev m'a particulièrement touchée :-)
le côté pavé n'est pas gênant...
j'ai eu l'occasion de lire "Baiser ou faire des films" que j'ai choisi uniquement pour retrouver la plume de Chris Kraus et là : désillusion :-)
Je rejoins ce que tu dis, sur cette confrontation entre 2 personnages aux antipodes l'un de l'autre, sur Ev, à la fois si solide et si fragile. Quant au fait que c'est un pavé, je ne dirais pas que c'est gênant, mais il demande quand même une certaine disponibilité, et un peu de temps (mais il le mérite !).
SupprimerAu début j'étais perdue dans les personnages .. bref, je ne comprenais pas qui était qui pour l'autre puis ça s'est emboîté - ah oui, j'ai regardé ailleurs et donc 1100 pages mais ça a l'air passionnant donc je le veux ! j'ai pas peur des gros pavés, il faut juste que ce soit bon ! Vive l'avion (même si ce coup-ci j'ai préféré regarder des films que lire...)
RépondreSupprimerAvec un total de presque 26 heures de vol aller-retour, j'ai eu le temps de faire les deux : lire ET regarder des films ! Il est volumineux et complexe, mais pas compliqué, je pense que tu y trouveras ton compte. Et ça fait du bien, oui, de lire un bon pavé de temps en temps !
SupprimerVous me tentez... Je ne connais pas du tout cet auteur. Je vais voir si ce livre est à la médiathèque.
RépondreSupprimerJe le découvre à l'occasion de la lecture de ce roman à la fois dense, puissant, et très intelligent. Je recommande, et j'espère que vous le trouverez à la médiathèque !
SupprimerBon, ben, pas le choix, je le note ... pour le prochain challenge de Brize, je le crains cependant (pas d'avion en vu pour moi !)
RépondreSupprimerL'immobilisation suite à une chute à vélo, c'est pas mal aussi, pour se dégager un peu de temps !...
Supprimer