LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"L’été circulaire" - Marion Brunet

"Les gens aiment pas qu’on sorte des cases, ça leur rappelle qu’ils sont dedans".

Je garde un très bon souvenir de L’Isle-sur-la-Sorgue, visité il y a maintenant quelques années à l’occasion d’un séjour dans le Luberon : un joli village que les berges ombragées de sa verte rivière dotaient d’une atmosphère paisible et bucolique… Le roman de Marion Brunet a d’abord provoqué ma consternation en m’apprenant que d’ombre sur les berges il n’y a plus, leurs platanes centenaires, atteints d’une maladie végétale, ayant été coupés à la racine. Quant au caractère paisible de la bourgade… je l’ai vite relégué aux oubliettes.

Il faut dire que la scène qui ouvre le récit donne le ton d’emblée. Les parents de Céline, 16 ans, viennent d’apprendre qu’elle est enceinte.  Le père, Manuel, est fou de rage. Ah ! il en était fier comme d’une génisse, de sa gosse à la beauté déjà épanouie, et il sait bien qu’à son âge aujourd’hui on n’est plus vierge, faut pas qu’il s’étonne. Mais de là à l’imaginer "les jambes écartées sous le poids d’un connard"… Manquerait plus que ce soit un arabe, par-dessus le marché ! La mère, elle, affiche un mépris indifférent envers cette gamine qui n’a finalement fait que suivre son exemple, à une exception près, mais elle de taille : inutile de compter sur le père, dont l’adolescente s’entête mordicus à taire l’identité, pour laver l’honneur de la donzelle en la menant à l’autel.

La principale intéressée oppose aux diatribes parentales et aux coups du père un stoïcisme buté qui laisse supposer une certaine habitude. C’est vrai qu’elle est belle, Céline, dans le genre femme avant l’heure, et elle en a bien conscience, elle dont "la capacité attractive est inversement proportionnelle à son champ de vision", qui s’imagine qu’user de ses charmes pour susciter le regard appréciateur des hommes est un moyen de s’assurer un bel avenir.

Sa cadette d’un an, Jo, est solidaire, même si elle ne trouve pas très malin de s’être fait engrosser. Il faut dire qu’elle est différente, Jo. Moins belle que sa sœur, quoique… disons que son charme n’est pas de ceux qui font tourner les têtes des hommes. Mais c’est surtout qu’elle est bizarre, et pas seulement parce que ses yeux vairons lui donnent un drôle de regard. C’est une gamine silencieuse, discrète, mais futée et téméraire, dont l’étrangeté est aussi son atout, car c’est ce qui lui permet de se tourner vers l’ailleurs, d’imaginer des perspectives autres que cet environnement sclérosé, cet avenir bradé et sans surprise auxquels ses semblables se sont déjà, sans même y penser, résignés. En attendant de se faire la malle, par une inversion des rôles qu’induisent leurs personnalités respectives, Jo protège sa grande sœur. 

Pour les autres, l’horizon se cantonne à ce qu'ils voient, l’existence comme bloquée sur repeat, à l’instar du morceau de variété électro qui accompagne les circonvolutions du manège qui s’installe chaque été au village. Les vies sont faites de renoncements que l’on refuse d’admettre, à se fondre dans le moule du banal et d’un conformisme tacite qui range chacun bien à sa place : les hommes collés au comptoir, les femmes à l’évier, tout ce qui sort de l’ordinaire est commenté, décortiqué, le rejet de tout ce qui est différent fédère. La peur de l’autre se transmet de génération en génération à coups de certitudes haineuses et imbéciles. Travail ingrat, manque d’argent, petites humiliations et frustrations du quotidien s’additionnent pour mener au point de bascule que les protagonistes n’ont pas vu venir mais que le lecteur, instruit par la dimension oppressante que l’auteure a su donner aux bourdonnements de l’air épais, aux silences et aux incompréhensions, devine inéluctable.

L’écriture claque, se fait au besoin vulgaire et brutale. Une réussite.

Un autre titre pour découvrir Marions Brunet : Vanda.

Petit Bac 2021, catégorie "Saison".

Commentaires

  1. Depuis le temps que j'en entends parler de cette autrice, il faut que je me décide à lui faire une place. J'ai l'impression de rater quelque chose.

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    1. Je n'ai lu que deux de ses romans, mais j'ai à chaque fois été marquée par son écriture, vivante, qui sonne juste et tape fort, ainsi que par sa manière de planter des personnages féminins que l'on n'oublie pas de sitôt. A lire donc, oui !

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  2. Jamais lu l'auteure... Cela m'a l'air bien noir et désespérant.

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    1. Oui, mais la vivacité de l'écriture et la fraîcheur qu'apporte ici le personnage de Jo permettent de ne pas tomber dans un marasme total !

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  3. Oui, la fin et la révélation finale, on les devine, mais c'est vraiment bien fait, et quel portrait plein de justesse d'une certaine jeunesse. J'ai beaucoup aimé Jo !

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    1. J'avais en effet soupçonné la révélation avant qu'elle ne survienne, mais ce n'est pas gênant. Et comme toi, j'ai vraiment été touchée par Jo.

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  4. j'aime beaucoup ton billet mais j'avoue ne pas du tout être intéressée par le sujet ! du coup, je passe mon chemin

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    1. Décidément... dois-je me réjouir ne pas alimenter, en ce moment, ta liste de souhaits ?...

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  5. Ton billet était passionnant à lire. Je me fais une joie de le lire, surtout qu'il est dans ma PAL. Après tous les avis positifs sur cette auteure, il me tardait de la découvrir. Je sens que c'est une auteure à suivre de près. Je me trompe?

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    1. Je ne crois pas que tu te trompes, si je me fie aux deux titres que j'ai lus d'elle à ce jour. J'avais aussi beaucoup aimé Vanda, là aussi entre autres pour son personnage féminin. J'ai en revanche lu plusieurs avis assez mitigés sur "Frangines". Quant à celui-là, je suis sûre qu'il te plaira !

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  6. Réponses
    1. Et encore, ce n'est pas mon billet le plus "tardif", j'en ai encore 3 à publier pour finir mes 2 dernières lignes !!

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  7. Pour l'avoir lu et beaucoup apprécié, je trouve que tu montres parfaitement qu'il s'agit d'un roman plus social que le seule intrigue ne pourrait le laisser croire. Il montre l'autre côté des piscines ... Une vraie réussite dans le genre qui claque !

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    1. C'est en effet cette peinture d'une existence coincée entre médiocrité et absence totale d'ouverture (d'esprit, de perspectives..) qui m'a plu. L'auteure dépeint très bien le langage, les attitudes, les frustrations, la brutalité...

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  8. J'ai beaucoup aimé Vanda et j'ai très envie de lire ce titre aussi... L'univers de cette auteure est fait pour moi...

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  9. comme tu dis, c'est une écriture qui claque, sèche et vibrante. J'adore !

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    1. Oui, elle a une belle empreinte stylistique, éloquente et singulière. Une auteure à suivre...

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