LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"La porte du voyage sans retour" - David Diop

"Emprunter une grande route toute tracée n’honore pas l’homme de bien, en ouvrir une nouvelle, oui."

Ayant entamé sa lente agonie, un homme lutte pour que son écriture lui restitue intact le souvenir d’une femme rencontrée cinquante ans auparavant, et qu’il n’a jamais revue. Et ce n’est pas tant de de douleurs physiques qu’il est perclus, que de celle que provoque ce souvenir secret. A sa mort, sa fille Aglaé trouve, dissimulé dans le double fond d’un tiroir, un manuscrit qu’il lui a légué avec ses biens, qui le lui révèle. 

Ce père, c’est Michel Adanson. Un botaniste passionné, dont l’existence a été focalisée sur un rêve, le projet à jamais inachevé d’une encyclopédie dans lequel il s’est investi aux dépens de sa vie de famille. C’était un homme droit mais austère, qui plaçait la justice et l’honnêteté au-dessus de tout, mal jugé par ses collègues académiciens qui le disaient atrabilaire et misanthrope, comprenant mal son manque de nuance et sa détestation de l’hypocrisie.

Rédigé au début du XIXème siècle, son manuscrit relate des faits survenus vers 1750. Le botaniste a alors vingt-trois ans, et séjourne au Sénégal pour y trouver des plantes. Ce sont surtout des hommes qu’il y rencontre. Pour les besoins de ses recherches, on lui a adjoint un jeune adolescent d’ascendance royale qui lui apprend le wolof. C’est deux ans après son arrivée qu’il entend pour la première fois parler de la "revenante". Maram Seck, nièce de Baba Seck, enlevée trois ans auparavant, serait revenue, bien que cela semble impossible, et installée à Ben, un village du Cap-Verd situé près de l’île de Gorée. 

Michel Adanson n’a dès lors plus qu’une envie : aller vérifier la véracité de cette mystérieuse et romanesque rumeur. Une quête qui va le mener jusqu’à l’île de Gorée, point de départ de millions d’africains à l’époque de la traite des noirs, et constituer un épisode dont il tentera toute sa vie d’oblitérer la souffrance, en se consacrant de manière obsessionnelle à ses recherches.

Michel Adanson a existé, et a effectivement séjourné au Sénégal, dont il a notamment ramené un célèbre mémoire sur le baobab. Le reste n’est qu’une fiction, David Diop utilisant ce voyage dans ce qui est alors une concession française pour faire de son personnage le porte-parole d’une vision humaniste face à un peuple que l’on infériorise pour mieux l’exploiter. En côtoyant au plus près les Sénégalais, en apprenant leur langue, en s’imprégnant de la conception du monde de son guide Ndiak, le botaniste, ouvert et désintéressé, constate de fait chez eux une humanité semblable à la sienne, et conteste la théorie propagée par la religion catholique qui les dit naturellement esclaves. Homme de réflexion, d’analyse, il n’est pas dupe du fait que le mécanisme de racisation à l’œuvre n’a qu’un objectif : le profit. Et à ceux qui prétendent les noirs arriérés, il rétorque qu’ils n’ont tout simplement pas la cupidité comme vertu, qui pousse l’homme blanc à construire des navires pour réduire des hommes en esclavage et s’approprier les terres d’autrui.

Enfin tout cela, c’est dans son manuscrit fictif qu’il l’exprime. Michel Adanson a, au moment de sa vie où il a été confronté à l’altérité, pensé juste, mais s’est publiquement tu. Cette façon d’utiliser un personnage réel pour lui attribuer des pensés dont je me demandais si elles étaient vraiment les siennes m’a interpellée, et j’ai fait quelques recherches sur internet. Voici ce que j’y ai trouvé :


Projets coloniaux pour le Sénégal : La question de l’esclavage.

(…) Michèle Duchet souligne que le voyage au Sénégal d’Adanson n’avait pas seulement un but scientifique : "[…] ce sont des missions d’information, au sens large du terme. Le fruit de ses voyages, ce n’est pas seulement l’Histoire naturelle du Sénégal, mais des mémoires secrets qui prennent la direction des bureaux et voisinent dans les archives des colonies avec différents mémoires d’administrateurs, comme les éléments d’un même dossier". Dans les marges de son exemplaire de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, Adanson dresse un plan de colonie pour le Sénégal qui permettrait non pas l’abolition de l’esclavage, mais peut-être un régime plus "humain" de ce dernier :

"[…] faire du Sénégal, le long du Niger depuis son embouchure, le long de la Gambie jusqu’à Galam, non pas une colonie de Blancs, mais sous la direction de cinq à six cents Blancs au plus, une culture assez considérable pour occuper tous les nègres, tous les esclaves libres et volontaires cultivateurs du pays pour fournir à l’Europe entière tout ce qu’elle consomme annuellement en sucre, café, cacao, gomme arabique, encens."

Qu’étaient, dans l’esprit d’Adanson, des "esclaves libres et volontaires" ? L’oxymore, ici, ne nous permet pas d’y voir bien clair, mais une autre note griffonnée dans ce même exemplaire de l’Encyclopédie, est bien près d’affirmer une position antiesclavagiste. Adanson propose en effet de remplacer au Sénégal "les esclaves par des criminels déportés, qui porteraient une plaque indiquant la nature de leurs crimes ; ils seraient enchaînés et travailleraient dans ce pays torride à la place des esclaves noirs".

Adanson eut l’audace – ou plus probablement la naïveté – de soumettre dès 1753 ce projet (la première proposition citée ci-dessus) aux directeurs de la Compagnie des Indes, vivement attachés, on s’en doute, au système de la traite des Noirs. Ce fait explique peut-être mieux ces mauvais traitements dont le naturaliste eut à se plaindre lors de son long séjour.
(…) Si Adanson, dans le Voyage au Sénégal, reste silencieux sur la question de la traite des Noirs – pour des raisons sans doute stratégiques de publication –, il s’est montré immédiatement hostile à toute forme de racisme. Il explique, dans le Cours d’histoire naturelle, qu’il n’y a sur la Terre qu’une seule espèce d’homme, et que les variations observables en ce qui concerne la couleur de la peau, la morphologie, la longévité, la santé, etc., résultent seulement des contraintes climatiques. Adanson fera, en 1757, l’éloge des Ouolofs qui, lui semble-t-il, pourraient faire les progrès accomplis par les Occidentaux et fera, plus généralement, en 1772, l’éloge des Noirs, ce qui, vers le milieu du XVIIIe siècle, n’est pas banal :

"Les Nègres du Sénégal sont aussi bien faits, les femmes aussi belles et aussi bien faites que dans aucun autre pays du monde. On dit communément qu’ils ont peu d’esprit, qu’ils vendent leurs enfants, leurs parents et quelquefois eux-mêmes pour avoir de l’eau-de-vie, et que leurs femmes ont beaucoup de goût pour les blancs. Ces trois assertions sont également fautives. L’esprit y est des plus vifs, et des plus saillants ; ils ne se vendent ni eux, ni leurs enfants ; enfin, comme ils sont du plus beau noir d’ébène qu’ils estiment au-dessus de toutes les autres couleurs, leurs femmes n’accueillent les blancs que par raison d’intérêt."

(Source : Michel Adanson au Sénégal (1749-1754) : Un grand voyage naturaliste et  anthropologique du Siècle des lumières Article in Revue D’Histoire des Sciences et de Leurs Applications-January 2012).

Cette lecture aura donc eu le mérite de me faire connaître un de ces personnages de l’ombre dissimulés dans les coulisses de l’Histoire. Sur la forme, j’avoue être un peu restée sur ma faim. J’avais entendu David Diop expliquer son plaisir d’écriture à se mettre à la place d’un scientifique du XVIIIème siècle, en faisant appel à ce qui relie tous les êtres : les sentiments. Est-ce ce qui explique qu’en lieu et place de Michel Adanson, c’est souvent l’auteur que j’ai eu l’impression d’entendre en lisant le roman, surtout dans les passages évoquant ses pensées sur l’esclavage et l’infériorisation des noirs ? Toujours est-il que cela a amoindri, en y empêchant mon immersion, la force du récit.


Un autre titre pour découvrir David Diop : Frère d'âme.

C'était ma dernière participation à l'édition 2022 du Mois Africain, chez Jostein.


Petit Bac 2022, catégorie OBJET.

Commentaires

  1. J'ai lu avec grand intérêt ton billet

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    1. La vie de ce biologiste EST intéressante, dommage qu'il y ait peu d'archives à son sujet... Faire de cet homme réel, le héros de sa fiction, est une très bonne idée de l'auteur..

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  2. Souvent, je préfère un document plutôt que du romancé. Ce que tu as découvert sur internet est bien intéressant.

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    1. Oui, bien que la brièveté des informations soit un peu frustrante.. concernant le choix entre fiction et document, je suis partagée : je trouve qu'un roman est parfois un bon moyen de nous faire connaître un personnage réel en divertissant en même temps le lecteur grâce aux ficelles du romanesque, mais d'un autre côté, certaines non-fictions se dévorent comme des romans (pour peu qu'elles soient bien écrites) !

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  3. Ce que tu dis de cette autobiographie très romancée est vraiment passionnant et étayé. Tu donnes envie de la lire malgré ta réserve sur les interventions un peu trop visibles de l'auteur.

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    1. Je recommande malgré mon bémol, ne serait-ce que pour faire la connaissance de cet étonnant botaniste.

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  4. Je voulais rajouter à mon premier com' : je trouve la citation du début très pertinente et elle me plaît beaucoup. Je la nuancerai tout de même : il est bon aussi d'aménager les chemins tout tracés. Il est important de défricher mais aussi de se baser sur l'existant pour le remettre en perspective et le faire évoluer.

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  5. Je viens de terminer une biographie romancée, l'inventeur de Bonnefoy, qui n'a pas vraiment de dimension politique et m'a laissée mitigée. Ce titre ci pourrait davantage m'intéresser, même si l'auteur rend son personnage un peu plus "moderne" qu'il ne l'était en réalité. Tes recherches montrent qu'on peut difficilement penser en dehors des codes sociaux dominants, et que rien qu'un éloge des noirs est une subversion ... Je vais découvrir Diop cette semaine, avec Frère d'âme.

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    1. Plutôt qu'une biographie, l'auteur fait ici le choix d'imaginer un épisode relativement bref de la vie du botaniste, et on sent dans ce choix sa volonté de mettre en avant un propos complètement louable, mais qui paraît un peu "décalé" par rapport à l'époque, au contexte. Comme je l'écris, malgré tout, je suis reconnaissante à l'auteur d'avoir mis ce personnage sur ma route de lectrice.
      David Diop est par ailleurs un orateur passionnant et extrêmement agréable (j'ai eu l'occasion de le rencontrer sur un salon).
      Et je suis impatiente de ton avis sur Frère d'âme qui m'avait laissée sur un avis mitigé...

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  6. J'avais aimé cette lecture pour les mêmes raisons que toi, effectuant aussi des recherches après lecture. Je m'étais précipitée sur ce titre lors de sa parution, parce que " frère d'âme " m'avait impressionnée.

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    1. Ce roman a en effet le mérite d'éveiller la curiosité, c'est déjà beaucoup ! Quant à "Frère d'âme", j'avais moi aussi été marquée par son écriture très particulière, mais j'avais trouvé que sa force s'essoufflait au fil du récit, le procédé narratif devenant un peu lassant..

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  7. J'aime beaucoup ces biographies romancées qui font sortir des inconnus de l'Histoire. Mais il est vrai qu'il est souvent difficile de faire la part des choses entre fiction et réalité. Les infos supplémentaires que tu apportes sont éclairantes.

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    1. J'ai eu l'occasion d'écouter David Diop parler de ce titre, et il se montre complètement transparent sur le fait que l'épisode qu'il décrit est imaginé. Michel Adanson lui sert finalement surtout de prétexte.

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  8. J'aimerais bien lire David Diop, mais jusqu'à présent ses thèmes ne m'attirent pas beaucoup. Et le mélange entre roman et personnage réel n'est pas mon genre préféré. Comme Keisha, dans ce cas là j'aime mieux un document.

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    1. Je crois qu'il n'a écrit que deux titres à ce jour, ce qui limite un peu le choix, en matière de thématiques...

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  9. La frontière entre roman et document est mince. D’ailleurs le jury Elle vient de modifier ses appellations en mettant fiction et non-fiction. J’aime beaucoup découvrir des personnages réels avec des récits romancés ( mais pas trop non plus). Et cela ne me dérange pas de compléter ma lecture en faisant des recherches sur Internet. En ce qui concerne ce roman de David Diop, j’avais eu du mal à entrer pleinement dedans. Le style est particulier, c’est peut-être ce qui m’a tenu à distance.

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    1. Je comprends, pour le style. Lors de la sortie du roman, je crois me souvenir que l'auteur avait expliqué son choix d'une écriture "neutre", pour ne pas être en complet décalage avec l'époque à laquelle le récit est censé avoir été écrit. Mais c'est vrai que du coup, le texte en perd de l'intensité.

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  10. Je ne connaissais pas du tout mais ça m'a l'air intéressant par les thèmes abordés.

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    1. Ca l'est, oui, et en l'absence d'archives plus complètes sur Michel Adanson, ce roman reste un bon moyen de faire sa connaissance.

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  11. J'avais beaucoup aimé frère d'âme, je note évidemment celui-là !

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    1. Tu verras, ils sont très différents du point de vue stylistique..

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  12. J'avais noté ce livre à sa parution, puis oublié entre-temps (comme beaucoup^^). Je reste intéressée malgré tes réserves sur la forme.

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    1. Il se lit vite, car il est court, et l'écriture fluide. Donc oui, à lire, et aussi pour le personnage de Adanson.

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  13. Malgré ton bémol, je le conserve dans ma liste d'envies, même si javais abandonné Frère d'âme pour son style qui ne me convenait pas du tout;

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    1. Les deux sont totalement différents d'un point de vue stylistique, peut-être que celui-ci te conviendra mieux.

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