LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Le pain perdu" - Edith Bruck

"- Comment fais-tu pour tout te rappeler ?
- Comment fait-on pour ne pas se souvenir ?"

J’ai été un peu désarçonnée par le style et le ton qui accueillent le lecteur, par la simplicité évoquant un univers enfantin, avec son innocence, ses emballements, ses images toutes faites.

Ditke vit dans un village hongrois. Parce qu’elle est la dernière d’une fratrie de six, sa famille l’a surnommée Boulette, une allusion aux petites boules de pâte que la mère racle au fond du pétrin. Elle est vive et joyeuse, pleine d’une curiosité que d’aucuns trouvent "malsaine", et aime lire, notamment la poésie. Le village n’appliquant pas les lois raciales à la lettre, elle est, bien que juive, la première de sa classe. La vie dans la petite maison familiale, marquée par la pauvreté, est néanmoins heureuse. La mère de Ditke, très croyante, a fait de Dieu un confident auquel elle s’adresse pour tout et ne jure que par la Palestine, qui représente selon elle le Paradis sur terre. Le père, discret, laborieux, s’use à la tâche et se fait souvent avoir.  

L’antisémitisme s’invite dans le quotidien par des manifestations de plus en plus évidentes, et d’une violence croissante. Certains écoliers ne disent plus bonjour à leurs camarades juifs, puis certains scandent des chants nazis lorsqu’ils les croisent, ou leur lancent des insultes racistes. 

Survient l’arrestation, brutale et inattendue ; la mère n’a même pas le temps de récupérer le pain mis à cuire dans le four. A treize ans, Ditke devient subitement adulte. Elle investit alors le récit : la narration passe du "elle" au "je". Tous les membres de la famille vivant encore chez les parents sont déportés, le père, la mère et trois de leurs enfants : Ditke, sa sœur aînée Judit et son petit frère Jonas. Seules les deux filles survivent. 

Leur parcours s’inscrit dans celui de la déportation tardive des juifs de Hongrie, en 1944. Le nazisme est alors à l’agonie, les Russes et les Américains aux portes des territoires allemands. Les SS entraînent les prisonniers dans leur débâcle, les transférant d’un camp à l’autre, de travail ou d’extermination. Ditke et Judit tiennent parce qu’elles sont deux, que leur audace les rend débrouillardes, et que l’éducation morale de leur mère les incitent à rester dignes et unies. Il y a aussi quelques rares mais salvateurs miracles qui, ici ou là, amènent une main tendue ou un coup de chance. Elles supportent ainsi tant bien que mal la faim, la peur, les poux, l’omniprésence de la mort, le spectacle des prisonnières qui se suicident contre les barbelés électrifiés. L’esprit focalisé sur la faim et son impossible assouvissement, elles n’ont pas le temps de pleurer leurs disparus…

Elles survivent, donc, pour affronter une autre épreuve, celle du retour, du poids du tabou qui leur est désormais associé : celui des camps, qui les rend indésirables même aux yeux de leurs propres frères et sœurs. Un abîme s’est ouvert entre elles et ceux qui n’ont pas vécu l’expérience de la déportation.

Ditke ne se sent bien nulle part. Elle se veut libre, détachée de toute contrainte mais aussi de tout conformisme : elle ne veut plus obéir à personne, refuse tout uniforme et rejette tout sentiment de haine. Elle est par ailleurs investie d’un irrépressible besoin d’écrire, pour témoigner, et forcer les autres, enfin, à l’écouter. On la suit d’Israël (où elle refuse de faire son service militaire) en Tchécoslovaquie, de Grèce en Suisse, puis en Italie, où elle finira par se poser. Elle intègre une troupe d’artistes puis celle d’un cabaret, travaille comme serveuse, se marie puis divorce…

C’est une vie riche, de traumatismes, de désillusions, mais aussi d’aventures. Le récit, direct et lucide, révèle l’extraordinaire énergie ainsi que la grande force morale de la narratrice -et donc de l’auteure- qui l’incitera à vouer une partie de sa vie à témoigner contre l’oubli.  

Au fil du récit, l’écriture se fait plus ample, plus complexe, comme pour accompagner l’évolution de Ditke, et traduire la maturité qu’elle acquiert au fil de son douloureux parcours.


Une lecture commune avec Anne-yes, Keisha, et une dernière participation à l'édition 2023 des Lectures de l’Holocauste, organisées par Patrice et Eva et Passage à l’Est!

Commentaires

  1. Très émue par ce sujet ainsi que par les articles parus sur ce livre ces derniers temps. Mais je n'arrive pas à lire sur ce sujet en ce moment. Bravo d'en parler.

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    1. Il faut en effet souligner l'initiative de Patrice, Eva et Passage à l'Est!, qui permet chaque année de remettre à l'honneur la littérature évoquant ce thème ô combien douloureux, c'est vrai.

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  2. Il y a une énergie, que traduit la vitesse et la légèreté apparente du récit, mais tout est précis et dit. Un peu inhabituel pour nous, pas forcément facile d'entrer dedans, mais très fort !
    nathalie

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    1. Oui, je te rejoins à 100 % sur cette énergie qui traverse le texte. Et c'est vrai aussi que la dimension spontanée de la narration est parfois déstabilisante, cela m'a un peu gênée au début..

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  3. Voilà qui termine bien ce rendez vous! Un texte à découvrir, merci à la LC.
    Je ne me souviens pas du passage du elle au je.

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    1. Ah bon ? ! Ca m'a au contraire sauté aux yeux, sans doute aussi parce qu'il s'accompagne d'un changement dans la narration, qui m'a paru à partir du moment où on passe au "je" mieux construite, moins maladroite..

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  4. un billet très documenté j'aime bien, j'ai noté ce livre dans toutes vos lectures mais pour cette année j'ai fait le plein de lectures sur le sujet

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    1. Oui, moi aussi, je vais m'arrêter là, mais j'en ai noté plein pour l'an prochain..

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  5. COmme dit chez Keisha, il est dans mes envies de lecture depuis sa sortie et tu confirmes que c'est une lecture à faire absolument.

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    1. Tous ces témoignages sur l'Holocauste peuvent en effet être considérés comme des incontournables, mais sur les 3 lectures effectuées cette année dans le cadre de cette semaine thématique, ce sont les deux autres que j'ai préférés : le roman "Goetz et Meyer" de David Albahari, et le récit de Ruth Zylberman : "209 rue Saint-Maur".

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  6. Je suis contente de cette lecture commune qui permet d'avoir des avis divers sur ce livre qui m'a moi aussi un peu désarçonnée.

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    1. C'est l'intérêt des LC, que d'apporter un éclairage divers et souvent complémentaire sur la lecture. J'ai personnellement trouvé intéressant le fait d'avoir un point de vue "hongrois", ce n'est pas si fréquent..

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  7. Une lecture forte qui m'avait marquée l'an dernier. J'avais aimé ce qu'en disait son traducteur sur France-Culture, au moment de la sortie du livre.

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    1. Merci pour le tuyau, je vais aller fouiller dans les podcasts de France Culture..

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  8. Je viens de lire le billet de Keisha. Un livre qui donne encore un aperçu différent. On n'aura jamais fini de dire l'horreur des camps et de rendre hommage aux victimes. Chez Keisha aussi, les victimes sont les gitans.

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    1. Malheureusement oui, témoigner de cette horreur est d'une nécessité infinie... et même si les juifs ont été les principales victimes des camps, c'est vrai que d'autres catégories de population ont été visées (gitans, handicapés mentaux, homosexuels...).

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  9. Je l'avais noté grâce à Aifelle, mais ce ne sera pas pour cette fois... je ne l'oublie pas, en tout cas.

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    1. A noter pour la prochaine édition des Lectures de l'Holocauste, donc !

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  10. J'aurais dû te mettre le lien : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/poesie-et-ainsi-de-suite/les-poemes-d-edith-bruck-8868870

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    1. Merci ! (sinon, il y a un moteur de recherche sur le site de France Culture qui permet généralement de trouver assez facilement ce que l'on cherche..).

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  11. Originalité qui m'intrigue... J'adore ce titre, sans doute polysémique.

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    1. Sans doute, en effet.. et un texte à découvrir, oui, j'ai eu le sentiment de lire une voix différente de celles qui portent habituellement ce genre de témoignage, peut-être parce que l'auteure l'a écrit très tard dans sa vie.

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  12. deux billets sur ce livre me donne bien envie de le lire. Sauf que j'ai vraiment beaucoup lu sur ce sujet.

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    1. Tu peux attendre la prochaine édition des Lectures de l'Holocauste dans ce cas. C'est un livre court, et qui, comme je l'écris ci-dessus en réponse à Violette, apporte quelque chose de nouveau, me semble-t-il.

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  13. Je l'avais noté chez Aifelle et toujours pas lu depuis, mais c'est bien en projet.:)

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  14. chacune met le projecteur sur un aspect différent du roman, moi non plus je n'avais pas été marquée par le passage du elle au je

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    1. Et c'est ce qui rend les lectures communes si intéressantes, que cette complémentarité des points de vue. Ce changement de narration m'a personnellement marquée parce qu'il s'accompagne d'une évolution du style assez nette, qui a me semble-t-il pour but d'accompagner l'évolution psychologique de l'héroïne.

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  15. Malheureusement j'ai raté cette lecture commune par manque de temps

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    1. Ce n'est pas très grave, tu pourras le lire plus tard..

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  16. Je suis curieuse de lire ce livre, surtout après Lettre à ma mère, car Le pain perdu semble donner une vision d'ensemble un peu plus "documentaire" que la Lettre, qui suggère souvent plus qu'elle ne décrit, et dont je ne savais pas toujours si la narratrice est Edith Bruck ou une personne imaginaire extrêmement similaire à Edith Bruck.

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    1. Disons qu'on a là une forme d'autobiographie assez exhaustive, ce qui fait en partie l'intérêt de ce titre : on appréhende le destin de l'héroïne sur du long terme, avec l'avant, le pendant et l'après expérience des camps. Cela permet de toucher du doigt la richesse et la diversité de son existence, mais aussi de sa personnalité..

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