"La véranda aveugle" - Herbjørg Wassmo
"C’était Elisif qui, n’arrivant plus à se contenter de l’aide céleste, s’abandonnait au seul recours qui lui restait. Le cri originel. Le premier cri véritable de l’histoire universelle. Le hurlement arraché à un être dans la détresse, abandonné de Dieu, seul avec sa douleur. Le combat auquel les livres n’accordent aucune importance particulière parce que la vie nouvelle n’est pas le fait des grands généraux."
Quand j’évoque la "hauteur" de l’héroïne, il est important de préciser qu’elle n’est guère élevée… Tora oscille entre la fin de l’enfance et le début de l’adolescence. Elle vit sur une petite île norvégienne au nord du cercle polaire, perdue au milieu du froid et de l’obscurité. La vie y est rude et austère, rythmée par les saisons de pêche, soumise aux calamités naturelles. La viande y est une denrée rare, et certaines familles nombreuses en sont réduites à envoyer leurs enfants à l’école par roulement, faute de pouvoir offrir une paire de chaussures à chacun. Nous sommes à une époque d’avant les réseaux sociaux et les téléphones portables, l’île semble à l’autre bout du monde, et tout y arrive avec cinq ans de retard.
Tora habite avec sa mère Ingrid et son beau-père Henrik dans la maison des Mille, orgueilleux bâtiment de trois étages en bois construit au début du siècle, désormais décrépit et plein de courants d’air, qui "abrite en grand nombre vermines humaines et détritus". C’est Ingrid qui assure le maigre revenu du foyer, s’échinant à l’atelier frigorique jusqu’à des heures indues, s’y imprégnant d’une odeur de poisson qui ne la quitte pas. Hendrik, tirant prétexte de son épaule invalide -"bousillée" à la guerre-, passe plus de temps à boire qu’à travailler, rentrant parfois tellement saoul que Tora doit l’aider à se mettre au lit.
Tora, donc, est petite. C’est du moins ainsi qu’elle se ressent, ayant l’impression de vivre au ras du sol, environnée d’adultes grands et menaçants, qui ne l’entendent pas, et la considèrent comme quantité négligeable. Elle a pris l’habitude de se faire encore plus petite, espérant ne pas se faire remarquer, et faire oublier qu’elle est une "fille de boche", ainsi que certains de ses camarades ne manquent pas de lui rappeler. Elle ne sait d’ailleurs pas vraiment ce que cela signifie, n’ayant pas connu son père, sujet hautement tabou parmi ses proches, comme l’est celui de la guerre, les deux semblant inextricablement liés.
Et puis, Tora vit dans l’idée permanente du péril, attentive à tous les signes qui l’annoncent : une humeur, une manière de rire, le poids d’un pas dans l’escalier… Le péril, comme une entité malveillante et dominatrice, se rappelle à elle dans les moindres détails du quotidien -voir les vêtements de son beau-père côtoyer les siens sur la patère, ou leurs deux assiettes posées l’une sur l’autre après le repas-, détermine la couleur de ses journées, la posture de son corps, son état mental. Car c’est bien Henrik qui en est à l’origine, de ce péril, Henrik et sa brutalité envahissante dont la manifestation est pourtant à peine évoquée, l’auteure, plutôt que de la mettre en scène, exprimant le traumatisme que les souvenirs (des coups et du reste), ont ancré dans le corps et l’esprit. Elle nous place dans l’angoisse permanente de l’expectative, en détaille les effets physiologiques : sensations de dilatation, battements de cœur… Bien qu’écrit à la troisième personne, les émotions et les réflexions de Tora sont livrées comme une matière brute, sous forme de fragments.
Cassée de l’intérieur, pétrie de honte, de crainte et de culpabilité, elle doit par ailleurs affronter les incompréhensibles transformations de son corps aux odeurs nouvellement puissantes, de ses seins qui poussent. Tout cela en ménageant sa mère, fatiguée en permanence, qui ne sait plus trouver de raisons d’être fière d’elle-même. Il faut dire que si la vie est rude en général pour les habitants de cette île perdue, elle est particulièrement éprouvante pour les femmes, qui souvent cumulent travail à l’extérieur et corvées à la maison, s’occupant des enfants, dont on estime que "c’est leur affaire", maintenant au prix de leur santé et de leur bonheur, la cohérence et l’ordre de la cellule familiale.
Les petites filles intègrent précocement cet ordre des choses. Ainsi Soleil -prénom qui sonne comme une dérision- l’amie de Tora, aînée d’une nombreuse fratrie vivant dans la maison des Mille, qui assume la tenue du foyer depuis que sa mère dépressive ne peut plus se lever, déjà prisonnière, à quatorze ans, d’un système dont elle a très peu de chances de sortir.
Une autre manière de vivre, et surtout de considérer l’existence, semble pourtant possible, comme le démontrent quelques figures lumineuses auxquelles Tora se raccroche : sa tante Rakel, débordante de vie, d’amour et d’optimisme, la jolie institutrice Gunn, qui a quitté la douceur de son sud natal pour se perdre dans ces contrées hostiles où elle affiche une inaltérable gaité, ou encore la gentille mère de Frits, le garçon muet dont Tora devient l’amie, et qui habite un foyer d’où tout péril est absent…
Sans doute n’est-ce finalement pas quelque magie, mais une extraordinaire habileté associée à une grande puissance d’évocation, qui permettent à Herbjørg Wassmo, avec ce texte que l’on dirait spontanément jailli de sa plume, de traduire avec autant de justesse le calvaire intérieur de son héroïne, mais aussi la force, discrète mais bien présente, qui lui permettra, peut-être, de se révolter…
Commentaires
Je ne sais pas pour celui-ci, mais le livre que j'ai lu est à la fois très court et très fort, je suis impressionnée par la capacité de Wassmo à raconter des émotions complexes, profondes, sur plusieurs années, une vie presque, en quelques pages.
nathalie
Une LC Wagamese est programmée le 20 mai. Je serai en vacances à cette date et un peu loin d'internet et du blog, donc je publierai mon billet la semaine d'après (le 23 je crois).
nathalie
Merci pour cette belle chronique car je compte tout de même découvrir cette trilogie un jour.
Bonne journée !
Ce titre fait presque 300 pages, alors que chaque volume de La trilogie de Dina est très court (mais très marquant)..
Et oui, Dina, une héroïne inoubliable...
"Ha Dina ! Quelle héroïne ! Comme pour toi, elle a marqué ma vie de lectrice ... ( avec Dalva et Emma Bovary ...)D'ailleurs Emma aurait sans doute adoré être l'une ou l'autre. Bref, même si j'ai bien aimé son testament, notamment les questions que soulèvent le personnage d' Anna dans son choix de liberté, il vous bien admettre que le souffle sulfureux de Dina manque un peu. Une autre trilogie est aussi à lire, celle de Tora ( très très très sombre)"
J'avais bien retenu ton conseil, tu vois, même fait en passant (bon, forcément, "très très très sombre", ça ma parle..) !
Et je crois bien qu'elle est en train de devenir une incontournable pour moi aussi !