"L’œil le plus bleu" - Toni Morrison
"Etant une minorité à la fois comme caste et comme classe, nous vivions sur l'ourlet de la vie en luttant contre notre faiblesse et en nous battant pour nous accrocher ou pour grimper sans aide dans les grands plis du vêtement. Mais nous avions appris comment nous y prendre avec notre existence périphérique - sans doute parce que c'était abstrait."
La narratrice, Claudia, dix ans, vit à Lorrain, bourgade industrielle de l’Ohio, dans les années 1940.
Elle observe la petite communauté qui l’entoure, restitue les événements en s’efforçant de traduire les images mentales qu’ils suscitent en elle. C’est parfois confus pour le lecteur, mais cela confère au texte une spontanéité et une profondeur hautement crédibles, en même temps qu’est ainsi traduite l’opacité dont les actes et les motivations des adultes peuvent se parer aux yeux d'un enfant.
Le récit de Claudia se focalise sur l’histoire de la famille Breedlove, à l’origine d’un épisode qui l’a durablement marquée. On y compte Mrs Breedlove, qui se considère comme chrétienne intégrée et travaille au service de riches blancs ; son mari Cholly, un buveur et un bon à rien "au-delà de toute rédemption", et enfin leur fille Pecola, gamine assoiffée d’amour et obsédée par le secret d’une laideur qu’elle juge responsable du mépris ou de l’ignorance que lui renvoie le monde et à laquelle elle n’envisage qu’un seul remède : avoir des yeux bleus.
L’incursion dans ce quotidien d’afro-américains modestes, voire miséreux, est triste et brutale. C’est un univers de laideur, non pas intrinsèque, mais parce que la beauté n’y survit jamais longtemps. Les efforts pour soigner son apparence et sa dignité se délitent sous les assauts de la pauvreté et de la violence, font place au laisser-aller. Les enfants, quand ils ne sont pas abandonnés, y sont fréquemment maltraités. Les hommes abrutis par le désespoir et déstabilisés par des responsabilités qu’ils n’ont pas appris à endosser, boivent, font de la prison, épuisent les désirs qui les hantent sans possibilité d’assouvissement dans les dérèglements et la perversion. Quant aux femmes, assujetties dans leur foyer et au travail, elles accueillent la vieillesse avec soulagement, usées mais enfin libérées des efforts pour plaire, du risque d’agression sur les routes, des caprices de leurs employeurs...
Ce sont des vies de renoncements et d’humiliations, marquée par la terreur permanente de finir à la rue.
Mais ce que voit surtout Claudia, du haut de ses dix ans, c’est la cause principale de ces pathétiques conditions d’existence : le mépris dans lequel on tient ceux de sa race, les signes d’une sujétion qui a fini, de manière inconsciente mais puissante, par être assimilée par ceux qui en sont les victimes, qui en ont développé un sentiment d’infériorité. La plupart cultivent ainsi un rejet de leur propre couleur, une haine de soi cultivée à coups de jalousie, d’envie, entretenue par une hiérarchie de la noirceur même, dont le degré détermine votre statut et votre valeur aux yeux du monde. Les métis, par exemple, sont considérés comme propres et calmes, quand leurs frères à la peau plus foncée sont fatalement taxés de fainéantise et de négligence. Cette évocation des impacts psychiques de la ségrégation sur la population afro-américaine m’a par moments fait penser à l’essai de Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs.
La jeune narratrice, intuitivement convaincue de l’injustice et de la bêtise de ces inégalités, est quant à elle prise d’un sentiment de révolte qui l’amène à démembrer avec rage les poupées blanches et blondes -aux yeux bleus- dont les autres fillettes noires font des objets sacrés.
Comme souvent chez Toni Morrison, la lecture peut paraître abrupte, déstabilisante, qu’il s’agisse de la forme -par ses coq-à-l’âne et cette manière de livrer, parfois à l’état brut, les pensées de ses personnages- ou du fond, qui mêle en toute fluidité humour et tragédie -certaines scènes sont quais insoutenables-, vérité et imagination.
Le ton de la narratrice, dénué de tout angélisme, oscille entre naïveté crue et relation presque froide des drames dont elle est témoin. Il s’en dégage aussi, étrangement, une sorte de chaleur, que provoque l’évocation spontanée des aspects organiques, charnels, des intimités familiales.
J'ai lu un seul livre de Morrison, mais j'en pense le plus grand bien et donc pour le moment ses livres s'entassent sur l'étagère. Il faut absolument que je m'y plonge. Il n'y a pas encore celui-ci mais il pourrait s'y ajouter sans problème. Une grande écrivaine !
RépondreSupprimernathalie
C'est incontestablement une grand écrivaine, son écriture possède une singularité et une force que j'ai pour l'instant retrouvées dans tout ce que j'ai lu d'elle. Je m'en vais de mon côté poursuivre aussi sa découverte, mais je n'ai pas encore décidé avec quel titre.
SupprimerJ'avais été bien secouée par Home, mais totalement convaincue d'avoir lu un très grand livre. J'ai eu plus de mal avec Beloved ... Que ce texte ci soit intense et marquant, je n'en doute pas une seconde, mais entrer dans un Toni Morisson me demande un peu de courage et l'extrait que tu donnes à lire est effectivement glaçant.
RépondreSupprimerBeloved a été lu à l'occasion de la proposition de Moka et Fanny, et semble assez difficile d'accès, notamment en raison de sa dimension "magique". Ce n'est donc sans doute pas avec ce titre que je continuerai ma découverte de l'auteure. Je pense que celui-ci pourrait te plaire, malgré sa dureté..
SupprimerOui. Avec ce premier roman, Toni Morrison se lançait dans la littérature et tout y était déjà. Un livre qu'il faut lire, à mon avis.
RépondreSupprimerTu fais bien de rappeler que c'est son premier titre. On est d'autant plus admiratif de sa maîtrise et de sa puissance d'évocation.
SupprimerPas lu ce Morrison. Je viens en revanche de lire avec passion la chronique sur les deux ouvrages de Frantz Fanon. Merci pour cette analyse poussée qui me donne envie de le lire.
RépondreSupprimer"Peaux noires, masques blancs" n'est pas toujours facile à lire car parfois un peu "technique". Il est néanmoins passionnant. Quant aux "Damnés de la terre", c'est à mon avis un indispensable. Pour le coup, Fanon y analyse les mécanismes de la colonisation et les moyens d'en sortir de façon poussée mais complètement limpide. Merci de ton intérêt !
SupprimerJe n'ai toujours pas lu cette autrice, sans l'avoir fait exprès .. l'extrait est terrible, mais peut se comprendre dans le contexte.
RépondreSupprimerSa bibliographie est riche, tu as le choix. Je pense que "Home" est très bien pour commencer : il est court, et dénué de cette dimension surnaturelle qui rend certains de ses textes un peu abrupts...
SupprimerJe n'ai jamais lu Toni Morrison, non, je n'ai pas ENCORE lu Toni Morrison, je vais le faire, c'est sûr, mais faut trouver quand et avec quoi (pour commencer). En tout cas j'en ai envie !
RépondreSupprimerDu coup, je réitère le commentaire écrit à l'intention d'Aifelle : tu peux commencer avec Home !
SupprimerJe n'en ai lu qu'un, assez déstabilisant...
RépondreSupprimerJe ne suis pas étonnée, ses textes sont singuliers, aussi bien sur le fond que sur la forme... mais c'est vraiment une auteure à lire.
SupprimerJe constate que Toni Morrison a la cote auprès des participantes et des participants de juillet! Je note ce titre. L'oeuvre de Toni Morisson me fascine et m'effraie. Elle a le don de soulever et de jouer avec le côté sombre de l'être humain.
RépondreSupprimerOui, je me suis fait la même réflexion, et je n'en suis guère surprise... je me réjouis du coup de la prédominance féminine de toutes ces participations. Je suis juste étonnée que personne n'ait songé à lire Baldwin (j'ai hésité, j'avais aussi deux de ses titres sur ma pile)..
SupprimerJ'ai lu plusieurs romans de Toni Morrison mais, une fois de plus, ça remonte à longtemps. Je pense avoir commencé par "L'œil le plus bleu". Aujourd'hui, je ne me souviens plus vraiment de l'histoire mais elle a du me convaincre puisque j'ai lu aussi "Beloved" et "Home".
RépondreSupprimerTon commentaire s'était mis dans les spams... cela faisait longtemps de mon côté que je n'avais pas lu Morrison, découverte avec Jazz (ce qui n'est pas forcément une bonne idée, c'est un titre difficile d'accès) puis Le chant de Salomon, que j'avais beaucoup aimé.
SupprimerJe ne suis pas très étonnée que tu aies gardé peu de souvenirs de l'histoire de celui-ci, car la narration y est fragmentaire, et un peu en "coq-à-l'âne". C'est d'ailleurs souvent le cas dans ses romans, je crois. Il me semble que ce que l'on retient surtout de la lecture de ses textes, c'est l'empreinte émotionnelle qu'ils laissent en nous.
Je sais que je l'ai lu mais je l'ai oublié. J'aurais pu le relire aussi celui-ci. Tu m'as donné envie de le faire.
RépondreSupprimerSi la relecture est aussi forte que la 1e fois, ce sera gagné !
SupprimerEncore un texte fort à découvrir. Ce fut de mon côté ma première rencontre avec l'autrice mais je retrouve dans ta chronique des mots qui semblent lui coller à la peau. Des textes qui déstabilisent. Indéniablement.
RépondreSupprimerC'est sans doute à cela que l'on reconnait la grande littérature, par sa capacité à nous bousculer...
Supprimerje peux laisser un commentaire ? je n'ai pas réussi .. C'est Electra ! du coup je retente ce soir :-) j'ai repris à lire après un blocage qui aura duré dix mois. Du coup, je reviens te lire !
RépondreSupprimerOui, je sais que c'est parfois compliqué ces derniers temps pour commenter sur blogger.. n'hésite pas comme tu l'as fait à passer en anonyme c'est souvent plus facile..
SupprimerJe suis ravie de ton retour !
Tu en parles très bien même si le contenu semble difficile. Je crois avoir lu « home » mais il ne m’a pas laissé de souvenirs alors peut-être que j’ai abandonné. Je ne suis pas très patiente en lecture.
RépondreSupprimerLe contenu est en effet difficile et comme souvent chez Morrison, il est servi par une forme parfois un peu "abrupte", dans le sens où la narration n'est ni linéaire, ni toujours explicite. C'est ce qui fait en partie la singularité de cette auteure, qui a un style bien à elle, très frappant, même si du coup, on ne se souvient pas tant des histoires qu'elle nous raconte, que de l'impression qu'elles ont laissée en nous.. c'est une auteure que je ne conseille pas facilement, mais je le fais souvent avec Home, justement, qui m'avait paru plus simple, formellement parlant. Ceci dit, je suis loin d'avoir exploré sa bibliographie..
SupprimerIl pourrait vraiment me plaire, merci pour la découverte. J'ai beaucoup aimé de cet auteur "Beloved".
RépondreSupprimerJ'hésite à lire Beloved, qui suscite des avis contrastés, notamment en raison de son aspect "surnaturel" (c'est ceci dit un aspect que l'on retrouve dans Le chant de Salomon, qui ma beaucoup plu). Je pense que ce titre te plairait, c'est un premier roman, mais quelle maîtrise, et quelle force d'évocation !
Supprimerje n'ai encore rien lu de Morrison, il faut vraiment que je commence. Mais par quoi?
RépondreSupprimer"Home" ! : il est court, et sans doute plus accessible que d'autres de ses titres, c'est donc très bien pour commencer...
SupprimerComme toi, j'ai été émue par ce titre et marquée par les conséquences psychologiques du racisme, par la manière dont les personnages intègrent l'infériorité inculquée par la société. C'est d'une violence incroyable...
RépondreSupprimerOui, il y a chez Toni Morrison une sorte d'implacabilité qui rend la lecture même parfois difficile...
SupprimerCertaines scènes sont gravées dans ma mémoire. J'ai adoré ce livre.
RépondreSupprimerJe pense qu'il me laissera aussi une forte empreinte.
SupprimerUne très belle lecture pour moi aussi ! J'ai adoré la galerie des personnages.
RépondreSupprimerC'est vrai que chacun est singulier et remarquable à sa façon, y compris les personnages secondaires (je pense notamment au trio de prostituées).
SupprimerIntense, c'est vraiment un adjectif parfait pour qualifier ce roman, qui est d'ailleurs l'un des plus censurés dans les écoles américaines, ce qui interroge quand même sérieusement sur la liberté d'expression (et de lecture !) aux états-unis.
RépondreSupprimerBon sang, tu m'apprends quelque chose ! Censuré ??! C'est scandaleux ...
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