"Un lieu à soi" - Virginia Woolf
"Ecrivez ce que vous désirez écrire, c'est tout ce qui importe, et nul ne peut prévoir si cela importera pendant des siècles ou pendant des jours. Mais sacrifier un cheveu de la tête de votre vision, une nuance de sa couleur, par déférence envers quelque maître d'école tenant une coupe d'argent à la main ou envers quelque professeur armé d'un mètre, c'est commettre la plus abjecte des trahisons."
Elle structure son argumentation à partir de situations qu’elle a récemment vécues, représentatives des inégalités subsistant entre les hommes et les femmes, qui lui ont fait réaliser que le principal obstacle entre ces dernières et la carrière artistique est d’ordre matériel. Elle évoque notamment comment elle a été refoulée, en tant que femme non accompagnée, de la bibliothèque universitaire, ou compare les fastueux menus servis à ces messieurs de Cambridge aux assiettes de pruneaux dont se nourrissent les étudiantes... Or, "On ne peut ni bien penser, ni bien aimer, ni bien dormir, si on n’a pas bien dîné".
Elle démontre l’impact des injustices liée à la condition féminine sur la créativité des femmes.
Pendant longtemps privées de l’accès aux études, intellectuellement et matériellement dépendantes, elles ont été empêchées de s’accomplir, de développer réflexions théoriques et imagination. La maternité et les grossesses multiples, entre autres, étaient incompatibles avec leur épanouissement littéraire. L’activité d’écrire a ainsi, comme beaucoup d’autres, été réservée aux hommes, par ailleurs prédominants dans tous les domaines de la sphère publique : enseignement, journalisme, politique, industrie…
Elle rappelle que tous les grands écrivains avaient non seulement de l’instruction, mais aussi des biens et des domestiques, et met en évidence l’engrenage mis en branle par cette domination masculine.
Le maintien de la supériorité des uns dépendant de celui de l’infériorité des autres, cette hiérarchisation des sexes a été entretenue par la dévalorisation et le mépris de celui qu’on qualifie de "faible". S’est ainsi établi un corpus d’opinions masculines appuyant l’idée qu’on ne peut rien attendre intellectuellement d’une femme. Virginia Wolf souligne avec ironie le paradoxe de la présence inversement proportionnelle des femmes dans la fiction à celle de leur représentation dans la production littéraire. Il semblerait, si elle se fie aux quelques titres piochés au hasard sur les rayons de la British Library, que les hommes ont passé leur temps à écrire sur les femmes, parfois de manière très douteuse, certains sages tenant par exemple leur infériorité à l’étroitesse de leur cerveau… On retrouve là le cercle vicieux induit par toute entreprise de domination : en ôtant au dominé toute possibilité de démontrer sa valeur, on construit la preuve de son infériorité en même temps que la justification de son infériorisation. Le dominant peut alors sournoisement douter du fait que la femme est l’égale de l’homme, puisque tous les chefs-d’œuvre sont signés de main d’hommes !
Virginia Woolf déplace la question, et déconstruit la croyance qui voudrait que s’il y a eu peu de femmes écrivaines au XVIIIème siècle c’est par manque de compétences. Seul leur dénuement matériel explique cet état de fait : ce n’est pas le génie qui a manqué aux femmes, mais "le temps, le silence, la tranquillité, l’argent". La liberté -et non la capacité- intellectuelle est donc indissociable de l’émancipation des contraintes financières et domestiques.
Plus que comme une essayiste, c’est en écrivaine qu’elle aborde son sujet, l’étayant d’autant d’exemples réels qu’inventés. De grands noms de la littérature féminines tels que Jane Austen ou George Eliot côtoie ainsi ceux d’écrivaines fictives, comme cette Mrs Seton dont elle fait une narratrice, ou cette sœur de Shakespeare qu’elle tire des limbes du néant pour illustrer son propos de manière très émouvante.
Une participation à la Saison 5 des "Classiques, c’est fantastique", orchestrée par Moka et Fanny. Le thème proposé pour ce mois juin est "Tout plaquer : solitude, isolement, introspection".
C’est aussi une participation à l’activité proposée par Géraldine autour de nos "auteur-e-s chouchous" :
Commentaires
Mais aussi ce qui peut distinguer les traductions les unes des autres...
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
J’ai aimé quand elle a imaginé une sœur écrivaine à Shakespeare et son destin.
mais ce livre et Mrs Dalloway m'attirent.
je préfèrerai peut-être la non fiction
j'ai beaucoup aimé l'adaptation (The Hours)
et pourquoi pas celui-là
Et puis il faut lire ses romans pour son style, inimitable, certes un peu ardu au départ mais quelle récompense, une fois qu'on s'y est accoutumé ! C'est une écrivaine que je rapproche, d'un point de vue formel, de Faulkner. Ils ont tous les deux pour point commun cette volonté d'immerger le lecteur dans la psyché même de leurs personnages.