"Dernier amour à Constantinople" - Milorad Pavić

"On voit à ses mains qu’elle aura deux enfants (…), à sa façon de porter sa robe qu’elle divorcera, et sa manière de se coiffer laisse deviner qu’elle mourra dans sa quarante-huitième année. De même que les musiciens pensent avec leurs oreilles, elle pense avec ses seins."

Pour avoir lu Le dictionnaire khazar, j’étais plus ou moins prévenue : il faut s’attendre, avec Milorad Pavić, à quelques surprises. Je n’ai pas été déçue… 

On comprend vite la raison du sous-titre -"Manuel de divination"- en découvrant en fin d’ouvrage un jeu de tarot à découper, qui permet au lecteur qui le souhaite d’orienter le fil de sa lecture en tirant les cartes, selon diverses méthodes proposées. J’ai personnellement fait le choix d’une lecture linéaire (je trouvais dommage d’amputer le livre de son jeu de cartes). Et que ceux qui feront comme moi se rassurent, le contenu du roman se révélant tout aussi inventif que sa forme.

Nous y suivons deux clans rivaux : les Opujić, riches marchands de Trieste, et les Tenecki, célèbre famille de musiciens. A une époque où certains serbes se révoltent contre la domination ottomane, Haralampije Opujić et Pahomije Tenecki combattent respectivement, à l’occasion des guerres napoléoniennes, sous les drapeaux français et autrichien. L’opposition entre les deux familles connait son apothéose lorsque le premier tue le second, qui avait laissé sa clarinette pour se faire tireur d’élite après qu’on lui eut appris (visiblement à tort) que ceux qui tuaient beaucoup de gens vivaient plus longtemps.

L’intrigue, foisonnante, s’attarde surtout sur leurs proches descendants, qui vont tantôt s’affronter, tantôt se rapprocher, voire s’aimer, au fil d’épisodes se réclamant de nombreuses références à la tragédie antique, mêlant magie et violence. Il y est ainsi question, entre autres, d’enfants illégitimes, d'incestes, de rivalité mère-fille autour d'un même homme, de séductions vénéneuses, de vengeances dont des femmes tentent de briser le cercle, mais aussi d’amours si intenses qu’elles font vieillir plus vite.

Le récit est une succession de bizarreries et de manifestations surnaturelles. Certains personnages possèdent des pouvoirs divinatoires, d’autres jouissent ou souffrent de caractéristiques étranges voire saugrenues. Les scènes de sexe, régulières, sont tantôt crues et directes, tantôt sensuelles et lyriques. Les dialogues sont truffés de sentences à caractère philosophique ou oraculaire. C’est un texte à la fois érudit et facétieux, où l’on peut trouver une âme dans son assiette (et la manger), rencontrer une Papesse capable de lire leurs rêves dans les larmes des gens, ou croiser un homme que la faim secrète qu’abrite son cœur est si lourde qu’elle le fait boîter…

A lire.