"Un barrage contre le Pacifique" - Marguerite Duras

"La vie était terrible et la mère était aussi terrible que la vie."

C’est la grande époque de l’Indochine française, alors que le latex coule à flots, et irrigue la richesse conséquente dans de grandes villes blanches où de rutilants colons boivent immodérément. Mais ce n’est que dans un second temps que nous déambulerons dans les rues de l’une d’elles.

Le cadre de l’histoire qui nous intéresse est moins flamboyant. C’est celui de la plaine marécageuse de Kam, où les enfants indigènes meurent par dizaines, non pas tant à cause des tigres qui peuplent la sombre forêt tropicale que de la faim à laquelle condamnent ces terres infertiles, dont une partie est régulièrement recouverte par la mer. C’est là que vivent la mère (dont le prénom nous restera inconnu) et ses deux enfants, Joseph et Suzanne, respectivement âgés de vingt et seize ans.

Tentés par l’aventure coloniale, la mère et son mari ont quitté la France il y a maintenant bien longtemps. Tous deux étaient instituteurs. Elle s’est rapidement retrouvée veuve avec son fils et sa fille en bas âge, et a, depuis, tiré le diable par la queue, donnant des leçons particulières, puis travaillant comme pianiste dans un cinéma. Ayant investi toutes ses économies dans l’achat d’une concession, elle a quitté la ville pour ce coin du littoral cambodgien où elle a entamé une chute inéluctable, vaincue par l’océan qui rend son terrain inexploitable. Ses tentatives désespérées pour le contrer n’ont pas fait long feu : les barrages qu’elle a construits en hypothéquant leur modeste bungalow ont rapidement cédé, transformés en passoires par les crabes. Depuis, ravagée par la rancœur, elle passe son temps à gueuler, bat sa fille, et entretient sa haine inextinguible pour les agents cadastraux en leur écrivant de longues lettres agressives et amères.

Joseph chasse, ramène des chevreuils ou des biches qu’il finit par jeter dans l’embouchure du fleuve parce qu’il les a laissés pourrir, et des échassiers à chair noire qui constituent leur ordinaire. Suzanne, elle, attend qu’une voiture s’arrête devant leur bungalow, et l’emmène loin d’ici. C’est finalement au port de Ram, où la famille se rend en espérant remplacer leur cheval qui vient de rendre l’âme, qu’elle ferre un pigeon. Héritier incapable d’un riche planteur du Nord, M. Jo a vingt-cinq ans. Il est laid, petit et mal foutu, mais il a un diamant au doigt et conduit un superbe bolide. Il est averti de l’indigence dans laquelle vit le trio dès leur mémorable première rencontre, la mère et ses enfants se gobergeant de l’état de leur vieille Citroën complètement décatie au cours d’une conversation qui dégénère en une crise de fou rire -c’est "la grande rigolade du malheur". Eperdu de désir pour Suzanne, M. Jo lui rend quotidiennement visite au bungalow, apporte des cadeaux, les emmène à Ram chaque fin d’après-midi. Il tente d’obtenir de la jeune fille ne serait-ce qu’un baiser… En vain. La mère exige une demande une demande en mariage qui ne vient pas, et Suzanne fait montre envers sa personne d’une méprisante indifférence, inversement proportionnelle à l’intérêt que suscite sa richesse. 

La situation finit par croupir, la mère se montrant de de plus en plus pressante sur la question du mariage, rêvant de reconstruire ses barrages, mais cette fois plus solides, pendant que Joseph, affichant une grossièreté agressive boit, exprimant haut et fort son refus de voir sa sœur coucher avec ce laideron.

Je découvre avec ce titre Marguerite Duras, et je dois dire que je ne m’attendais pas à un texte aussi âpre, à des personnages aussi cyniques. On oscille entre pitié et répulsion pour cette mère que le désespoir fait basculer dans la folie, prête à négocier sa fille contre la promesse de réitérer une entreprise vouée à l’échec… Les autres protagonistes peinent à susciter plus d’empathie, entre le pathétique et répugnant M. Jo, obsédée par l’idée de mettre dans son lit une fille de seize ans, et le frère et la sœur asséchés par la brutalité et la détresse maternelles. Et pourtant, c’est bien l’amour qui soude cette sordide cellule familiale, celui de Joseph pour sa mère, qu’il aime "comme il n’aimera jamais aucun autre femme", ou celui de Suzanne pour ce frère auprès duquel tous les autres hommes lui semblent laids et ternes...

Ce n’est pas un texte aimable, mais j’ai énormément aimé.


Cette lecture me permet par ailleurs de participer au Book Trip en mer, chez Fanja.

Commentaires

  1. J'ai un peu de mal avec Marguerite Duras mais ton billet est convaincant. Peut-être un jour...

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    1. Je la découvre avec ce titre, et c'est une belle rencontre... j'y reviendrai, assurément !

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  2. nathalie2.5.25

    Beaucoup aimé également, je l'ai lu deux fois d'ailleurs, parce qu'il y a une certaine complexité dans les relations humaines familiales (enfin, je manquais peut-être de maturité à ma 1e lecture pour les percevoir). Oui, c'est très fort.

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    1. Je ne m'attendais pas à ça, une vraie lecture coup de poing...

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  3. Je suis moins enthousiaste que toi c'est long et rugueux...

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    1. C'est justement son âpreté qui m'a plu, l'absence de toute tentation d'adoucissement, et s'il y a en effet un côté répétitif dans la description de ce quotidien morne et sordide, il me semble que cela rend avec justesse cette sensation d'engluement qui plombe les personnages.

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  4. Cela fait une éternité que je n'ai pas lu Marguerite Duras, celui-ci m'avait beaucoup plu, dans mon souvenir.

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    1. Grâce à l'activité de Moka, j'ai enfin découvert cette auteure, dont je craignais que l'écriture ait "vieilli". Mais non, pas du tout..

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  5. Je l'ai lu il y a longtemps, j'en ai gardé un bon souvenir, mais il faudrait sans doute que je le relise.

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    1. Je ne compte personnellement pas m'arrêter là, j'ai trouvé ce texte très fort.

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  6. C'est un roman qui m'a laissé un souvenir vivace. Comme tu le dis, il n'est pas aimable, c'est ce qui fait sa force et sans doute ce qui m'empêche de dire que j'ai aimé.

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    1. C'est un texte frappant, c'est certain, et j'ai personnellement aimé d'être ainsi bousculée par sa rudesse..

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  7. Je l'ai lu, et d'autres aussi. Ah c'est Duras!!!

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    1. J'ai l'impression d'arriver complètement en retard, en lisant Duras à plus de 50 ans.. mais il n'est jamais trop tard pour (re)découvrir les classiques, après tout... peut-être ne l'aurais d'ailleurs pas autant apprécié si je l'avais lu plus jeune.

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  8. Je connais assez mal cette écrivaine, mais ce bouquin-là, à mon grand étonnement, m'a amusé :
    http://lebouquineur.hautetfort.com/archive/2021/04/05/marguerite-duras-madame-dodin-6307254.html

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    1. Je viens d'aller lire ton billet et je retiens, c'est une suggestion parfaite pour le mois de la nouvelle en plus, vu son petit nombre de pages...

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  9. Je l'ai lu il y a longtemps ; j'en conserve un souvenir assez déplaisant, mais j'aime son écriture. Celui qui m'a le plus marquée c'est "la douleur".

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    1. Merci Aifelle, je ne savais pas par quel titre continuer, je note La douleur !

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  10. avec "moderato cantabile" "barrage contre le pacifique" sont mes deux romans préférés de Marguerite Duras mais je ne les ai pas relus depuis longtemps

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    1. Heureuse coïncidence : "moderato cantabile" doit traîner quelque part chez moi, ma plus jeune fille l'avait lu au collège, je crois.

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  11. Toujours pas lu Marguerite Duras car elle ne m'a jamais vraiment tentée, mais ce challenge est une bonne idée pour justement se lancer dans ce genre d'auteurs et autrices.

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    1. Cela permet de combler quelques "lacunes" en matière de classiques, et surtout d'y prendre beaucoup de plaisir...

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  12. Anonyme3.5.25

    Je l'ai lu il y a longtemps. J'en ai gardé un vague souvenir. J'avais apprécié lire cette histoire. J'aime l'écriture de Marguerite Duras.

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    1. J'ai moi aussi apprécié, du moins dans ce titre, son écriture "rugueuse", comme l'écrit très justement Sandrine. Je ne sais pas si le reste de son œuvre est à l'avenant, mais ce qui est certain, c'est que je ne vais pas m'arrêter là...

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  13. J'ai eu ma grande époque Duras, il y a fort fort longtemps, et ce titre est un de ceux qui m'avait le plus marquée, par sa rudesse et malgré tout cette forme d'amour quelque peu pervers dans cette famille. Le personnage de la mère est d'une force incroyable. Je garde aussi en tête la musique des Petits chevaux de Tarquinia, qui, je ne sais plus pourquoi, m'avait littéralement subjuguée ( ce qui fait que je ne relirai jamais du Duras, de peur que cela ne fonctionne plus ...)

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    1. Ah tiens, je ne connaissais pas l'existence de ce titre. Je retiens donc.
      Et je crois que je garderai longtemps en tête l'histoire de cet étrange trio... quelle famille... à la fois repoussante et fascinante..

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  14. Anonyme3.5.25

    J’avais absolument horreur de cette autrice quand j’étais étudiante, je me souviens de discussions enflammées entre les pro et les anti, c’était pas toujours très nuancé 😅 Je retenterai peut-être un jour, à présent que je suis un peu plus calme :)) ( Une Comète)

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    1. Tu te souviens de ce qui, précisément, suscitait cette horreur ?

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  15. Thaïs3.5.25

    Vague souvenir lointain pas très positif, il faudrait que je ressaye maintenant

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    1. C'est un titre qui visiblement divise, ce que je peux comprendre, j'ai personnellement été très surprise par son âpreté, son absence d'espoir, mais c'est aussi ce qui m'a fait l'apprécier..

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  16. Anonyme3.5.25

    L’ absence supposée d’émotion, due à une écriture froide, sévère, très moderne… c’est ce que je pensais à l’époque. J’étais team Zola quand j’étais étudiante et les écritures contemporaines c’était pas mon truc ( j’ai pourtant fait mon mémoire de maîtrise sur La Route des Flandres de Claude Simon, on n’est plus à une contradiction près…😅😄(Une Comète)

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    1. J'ignore comment j'aurais perçu cette lecture si je l'avais fait il y a trente ans... j'aimais tout autant Zola que les écrivains "modernes"..

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  17. Anonyme4.5.25

    Je ne suis pas durassophile mais celui-là pourrait me tenter (pour l'histoire)

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    1. L'histoire est finalement assez réduite, et tourne autour de ce trio qu'on qualifierait sans doute aujourd'hui de "toxique", et de ses efforts désespérés pour se sortir de son dénuement..

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    2. Je ne sais pas pourquoi je suis passée comme anonyme (et je vois que je ne suis pas la seule) mon avatar s'affiche pourtant... Les insondables mystères informatiques... Sibylline

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    3. Je ne sais pas pourquoi non plus, je crois que ces satanés commentaires n'ont pas fini de nous faire bisquer...

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  18. J'avais vu une adaptation de ce livre qui m'avait donné envie de le lire et je ne suis pas allé plus loin...

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  19. C'est un texte que j'ai détesté à cause de la bassesse humaine qu'il met en scène et de son quasi naturalisme... et je ne m'attendais tellement pas à un style aussi classique après avoir été subjuguée par L'amant !

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    1. Je crois bien qu'à l'inverse c'est cette sécheresse et la cruauté des personnages qui m'a plu... il faudrait que je lise L'amant.

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  20. J'avais beaucoup aimé aussi, c'est à la fois cruel et sublime, effrayant et ironique.

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    1. "Cruel et sublime", oui c'est complètement ça, un texte qui frappe, dérange même, et qui en même temps force l'admiration...

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  21. J'ai découvert Duras avec Le Ravissement de Lol V. Stein... qui m'a ravi justement. Je pensais justement poursuivre avec celui-ci. Ton billet en tout cas donné envie.

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    1. J'ai lu l'avis de Cécile sur ce "Ravissement" qui me tente bien aussi.. j'espère que tu seras aussi emballée que moi par celui-là, que j'ai trouvé très frappant..

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  22. Je crois que c'est mon roman préféré de Duras.

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    1. Pour l'instant c'est le mien aussi, puisque je n'ai lu que celui-là :).. Ok, je sors.. il me tarde en tous cas de retrouver l'auteure, sans doute avec Moderato Cantabile, puisque je l'ai à disposition..

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  23. L'ourse bibliophile7.5.25

    Ah, que tu me donnes envie de relire Duras ! J'avais beaucoup aimé l'âpreté de ce titre, mais il fait partie de ceux que j'aimerais redécouvrir... Merci pour cette belle chronique !

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    1. Il me tarde maintenant de la relire, avec un autre titre, en ce qui me concerne..

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  24. Oui, ce n'est pas un roman aimable (je trouve d'ailleurs que ces personnages sont rarement aimables) mais il est puissant et j'ai beaucoup aimé le lire également.

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    1. C'est même en partie l'aridité de ses personnages qui fait la force de ce texte, me semble-t-il.

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  25. Bonjour Ingannmic
    En lisant ton billet sur ce livre de Marguerite Duras lu pendant mes études (il y a bon nombre de décennies - mais je n'ai jamais lu Le marin de Gibraltar!), je me suis demandé si la présence de la mer (enfin, de l'océan) pourrait justifier que tu le proposés pour la saison 2 du Book trip en mer chez Fanja (quitte à ce qu'elle ne l'accepte pas...).
    En tout cas, je profite de ce commentaire pour te dire que je suis très heureux que tu aies résolu l'impossibilité technique de faire des commentaires chez dasola!
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    1. Bonjour Tadloiducine,
      Merci pour cette gentille visite ! Je n'avais pas pensé au Book trip pour ce titre mais oui, ça se propose en tous cas.. Je suis moi aussi ravie de pouvoir à nouveau lire vos billets, à Dasola et toi.
      Et j'ai vu chez Sibylline que tu passais les épais à la barre des 700 pages !! Après m'être dit que cela allait sans doute diminuer le nombre de participations, je trouve cela plutôt pertinent, en fin de compte. Dans la mesure où il y a deux défis concomitants autour des pavés, il est important de bien les distinguer.. je suis justement en train de lire un titre qui sera éligible aux épais, dont je publierai le billet fin juillet (j'ai de l'avance dans mes lectures !), et un autre va suivre (une LC prévue début août), ça fera au moins 2 !
      Bonne journée,

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  26. J'ai bien récupéré le lien pour le book trip en mer. Te voilà officiellement à bord !;)

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