"Ilaria ou la conquête de la désobéissance" - Gabriella Zalapì

"Le monde peut tourner, je n’existe plus. Je me suis annulée."

Ilaria vit avec sa mère et sa sœur Ana à Genève depuis que leurs parents se sont séparés. Un jour de printemps -elle a alors huit ans et se décrit comme une petite fille "taciturne, docile et plutôt maigrichonne"-, elle monte dans la voiture de son père venu la chercher à la sortie de l’école. C’est le début de deux années d’errance sur les routes d’Italie, ponctuées d’étapes sur des aires d’autoroutes à manger de mauvais sandwichs et dans de petits hôtels aux bars desquels son père raconte ses aventures de jeunesse ou commente la politique, de fréquents arrêts dans des cabines téléphoniques où il passe soi-disant des coups fil à une mère qui n’a jamais le temps de parler à sa fille ou dans des bureaux de poste d’où il envoie de mystérieux télégrammes.

Les journées s’empilent au gré de cette "vie de profil" qu’instaure l’habitacle enfumé par les cigarettes de la voiture, où la radio diffuse les tubes du moment et les flashs d’information témoignant de la violence de la fin des années de plomb. 

Certains événements se démarquent de leur routine : les combines auxquelles l’associe son père pour gagner de l’argent en réclamant des objets perdus qui ne leur appartiennent pas, un déplaisant séjour en internat à Rome ou des haltes réconfortantes chez des proches où il la laisse parfois plusieurs jours, la fillette se sentant progressivement devenir un encombrant paquet.

La plupart du temps elle subit, en effet docile mais habitée d’une sourde angoisse, ignorante des enjeux et du contexte de cette étrange situation qu’elle ne tente d’ailleurs pas vraiment de comprendre, tiraillée entre le désir de retrouver une vie normale auprès de sa mère et la crainte de trahir son père ou de le laisser seul. Elle a acquis au cours des longs moments de promiscuité avec ce dernier une fine connaissance de ses humeurs, qu’elle identifie à d’anodins indices, et a appris à rester sur ses gardes, se méfiant de ses soudains accès de colère. De même, elle n’est dupe ni de ses mensonges ni de ses égarements, et s’exaspère de le voir boire trop de whisky…

Elle oscille ainsi entre circonspection, dégoût et amour, mais ne tombe jamais dans le jugement. Le récit est fait d’observations et de la transcription de sensations plus que d’analyses, et progresse par touches, en une succession d’instantanés convoquant de brefs épisodes et instaurant une dynamique qui rend la lecture très plaisante.

Gabriella Zalapì se met à hauteur d’enfant de manière crédible, ayant su capter la subtile association entre candeur et acuité qui caractérise les pensées de son héroïne, et la véracité de sa présence au monde avec ce qu’en suppose sa compréhension lacunaire.

Je me suis en revanche interrogée tout au long de ma lecture sur la crédibilité de l’intrigue : comment peut-on, pendant deux ans, sillonner l’Italie avec une enfant que l’on a enlevée, et par exemple l’inscrire en internat ? Le roman se limitant au point de vue d’Ilaria, je n’ai pas eu la réponse à cette question, et j’ai été d’autant plus surprise en apprenant que cette histoire s’inspire de celle de l’auteure…


>> Les avis d’Aifelle, de Luocine et de Kathel

Sandrine et Patrice ont lu Faire paysan de Blaise Hofmann, Anne a lu Hiver à Sokcho d’Elisa Shua Dusapin, Keisha a lu Antonia de Gabriella Zalapi, Fanja a lu La paix des ruches d'Alice Rivaz, Kathel a lu Deux filles de Michel Layaz, et Sacha a lu Sans Silke, du même auteur..

Les éditions ZOE sur le blog (les recommandations sont étoilées, celles qui le sont doublement sont des coups de cœur) :
Fabio Andina - Jours à Leontica**
Annette Hug - Révolution aux confins 
Yewande Omotoso - La voisine*
Alice Rivaz - Sans alcool*
Henrietta Rose-Innes - Ninive**
Sîbourapâ - Sur le Mont Mitaké  
Beat Sterchi - La vache**
Friedrich Torberg - L'élève Gerber*
Juan Valera - Pepita Jiménez   

Commentaires

  1. nathalie2.6.25

    Je ne sais pas si je serais capable de lire le récit d'une telle errance, j'en ai une vision très sombre, mais c'est peut-être exagéré. Ce livre a l'air d'intéresser pas mal de monde.

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    1. Ce n'est pas sombre, plutôt triste, parce qu'on se met très bien (il faut saluer en cela le talent de l'auteure) à la place de l'héroïne, perdue, démunie parce qu'il lui manque des clés pour comprendre et juger la situation. C'est une enfant comme il y en a beaucoup, que le roman ne rend pas invraisemblablement mature ou dotée d'une exceptionnelle force de caractère. On ressent son ballotement, son impuissance, la torture que c'est de se sentir tiraillée entre ses deux parents, et d'être paralysée, rendue passive à cause de ce dilemme. Vraiment, j'ai trouvé le ton et les réactions de cette fillettes très justes.

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  2. J'ai hésité à lire ce roman qui est aussi dans ma PAL. J'ai choisi Hofmann mais ce n'est que partie remise.

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    1. Exactement... je l'ai entamé sans être certaine d'adhérer (je me méfie comme de la peste des enfants narrateurs), mais je trouve que l'auteure a su trouver la bonne voix, et j'ai vraiment apprécié cet étrange road-trip (je cherche le terme qui correspond en français, mais ça ne vient pas... une "virée routière" ? Bof.....), bien que le contexte en soit pesant...

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  3. J’ai aimé cette histoire, qui, effectivement, paraît parfois invraisemblable. Toutefois, Ilaria et le père communiquent, au moins au départ avec la mère. Et effectivement, c’est une histoire racontée par une enfant.
    En tout cas, c’est toujours un plaisir de sillonner l’Italie

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    1. A a fin, je me suis demandée s'il avait vraiment communiqué avec la mère à chaque fois qu'il se rendait dans des cabines, ou s'il ne faisait pas semblant, pour donner le change à sa fille... c'est assez malin de la part de l'auteure de se cantonner au point de vue de l'enfant, cela évite en effet de devoir se justifier de certaines ellipses, en même temps que cela met le lecteur dans le même état d'esprit que la narratrice.

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  4. J'ai lu un autre livre de l'auteure, assez autobiographique aussi mais je ne peux répondre à ton interrogation. Antonia, ma lecture, ne m'a pas assez plu pour que je continue avec l'auteure. ^_^

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    1. C'est en écoutant une interview de l'auteure à la radio, que j'ai appris qu'elle avait elle-même vécu un épisode semblable, mais elle n'est pas rentrée dans les détails (deux ans, je trouve ça très long...). Je lirai ton billet sur Antonia ce soir, quand j'aurais accès à ma tablette :) !

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  5. Anonyme2.6.25

    Cette question m’aurait je pense turlupinée tout au long de la lecture et empêchée de l’apprécier totalement ( Une Comète)

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    1. Je ne sais pas si cela a amoindri mon plaisir de lecture, mais c'est vrai que je l'avais toujours en tête... j'ai fini par me demander si la mère n'avait pas laissé en partie la fillette à la garde du père, une fois mise devant le fait accompli, mais cela me paraît peu crédible. La gamine est quand même déscolarisée pendant de longs mois...
      Mais j'ai tout de même apprécié, le ton, l'ambiance, l'héroïne..

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  6. Ce roman m'a laissée un peu sur ma faim, peut-être le fait qu'il soit du seul point de vue de l'enfant...

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    1. C'est ce qui fait à mon avis sa limite, si on se place du point de vue de l'intrigue, dont certaines ellipses m'ont gênée, et sa force, puisque cela évite de justifier ces ellipses, en nous maintenant dans une incertitude qui est ainsi le reflet de celle subie par la narratrice..

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  7. Je l'ai noté pour le lire à sa sortie et puis comme il est toujours emprunté je suis passée à autre chose, mais il est toujours dans mes listes...ce serait une bonne occasion de découvrir cette autrice mais je prends note de tes réserves...en effet c'est tout à fait bizarre que personne ne se soit inquiété de cette enfant déscolarisée.

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    1. Comme le précise Aifelle ci-dessous, et moi-même ci-dessus, le fait que le récit se cantonne à la vision de l'enfant permet de justifier, en quelque sorte, cette absence d'explication... mais ça m'a tout de même un peu turlupiné. Je recommande néanmoins ce titre !

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  8. Je n'ai pas participé à cette LC mais je suis sûre de découvrir de nombreux titres grâce à vos avis. Ilaria aurait pu me tenter s'il avait été dispo à la bibli.

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    1. Il finira peut-être par l'être, il me semble qu'il a rencontré un joli succès... ces éditions ZOE méritent en tous cas qu'on mette le nez dans leur catalogue...

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  9. Je vais plutôt noter tes coups de coeur (c'est d'ailleurs déjà fait pour certains) chez cette maison d'édition. Cette histoire d'enlèvement d'enfant me met mal à l'aise.

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    1. Tu as raison, puisqu'il y a du choix. Si je peux me permettre, Ninive est un titre qu'on a très peu vu sur les blogs, mais qui m'a vraiment impressionnée... typiquement le genre de rareté que l'on s'attend à trouver dans une petite maison d'éditions qui s'efforce de mettre en lumière des talents méconnus..

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  10. En tout cas, il y a un titre qui interpelle dans ta liste, c'est "Le meilleur coiffeur de Harare* ! :-)

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  11. Il est à la bibli. Je vais peut-être aller faire un tour au Zimbabwe ;-)

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    1. Quelle chance ! Tu dois avoir une bonne bibliothèque..

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  12. J'aime beaucoup les éditions Zoé, gage de qualité pour moi, et ce livre a pas mal attiré l'attention aussi (réseaux, presse), mais il ne m'a jamais vraiment tentée. Question de thématiques, sûrement.

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    1. Je ne l'aurai peut-être pas lu sans l'invitation de Sandrine... je m'étais lancée dans un autre titre (de Charles-Ferdinand Ramuz), que j'ai abandonné au bout de 20 pages. Contrainte de changer mon fusil d'épaule, je me suis mise en quête d'un titre court (celui d'Alice Rivaz faisait aussi un bon candidat). Je ne regrette pas ce 2e essai !

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  13. Le fait que le roman soit inspiré de l'histoire de l'auteure le rend d'autant plus intrigant. J'imagine la détresse de la mère et la sorte de loyauté qui s'installe pour l'enfant pour un père pourtant plus que défaillant...

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    1. Cette "loyauté" est un des points forts du livre, l'attachement que l'enfant ne veut pas abandonner est tristement paradoxal...

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  14. Je n'ai pas eu de problème avec la narration parce que j'ai accepté d'emblée le principe de ne voir l'histoire que du point de vue d'une enfant qui est loin d'avoir en tête tous les enjeux des adultes et qui aime malgré tout son père, même si ça s'effiloche au fil du temps. J'ai été plus interpellée par l'attitude de la famille paternelle en Italie, qui ne dit rien alors qu'elle pourrait facilement mettre un terme à cette errance et cet enlèvement pour appeler les choses par leur nom.

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    1. Tu as raison, c'est ce qu'il fallait faire... et comme toi, j'ai été choquée par le silence de la grand-mère (qui entretient avec son fils une relation spéciale, d'ailleurs) et je me suis interrogée aussi sur celui des proches qui hébergent les "fuyards"...

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  15. Je l'avas noté à sa sortie, par curiosité car je voulais voir comment l'auteure allait se mettre dans la peau d'une petite fille. Je le note à nouveau. Merci :)

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    1. De ce point de vue, il est très réussi, et je suis difficile avec ces enfants narrateurs, que je trouve souvent peu crédible..

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  16. Une lecture qui ne m'a pas pleinement convaincue.

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    1. Je suis allée lire ton avis, et je le trouve plutôt positif. Depuis, en plus du Fémina des lycéens, il a eu le prix France Culture des étudiants.

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  17. merci pour le lien, j'avais bien aimé ce roman mais comme toi j'ai eu du mal à comprendre pourquoi on n'a pas mis fin plus vite à la cavale de cette homme et de sa fille

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    1. Oui, deux ans, ça paraît très long... mais cela reste un bon roman, nous sommes d'accord !

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  18. Vu sur plusieurs blogs. je l'avais noté pour le mois italien (maintenant terminé) . pour le plaisir de retourner en Italie

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    1. Tu peux retourner en Italie hors mois italien, aussi...

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  19. je n'ai pas participé à cette LC mais si elle a permis de faire de belles découvertes (certains ne connaissaient pas Richard Wagamese), j'ai noté Sans Silke de mon côté qui me tente. Comme toi, le souci avec ce genre de romans, c'est que j'ai besoin (surtout si inspiré d'une histoire vrai) de faits vraisemblables - va savoir pourquoi, mais oui, sans doute fan de polars, je me serais posée tout un tas de question, pas d'alerte enlèvement, les parents pas mis sous écoute, etc... bref, du coup je passe mon tour (et les voix d'enfant ont souvent un effet inverse sur moi)

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    1. Ah oui, Wagamese est un incontournable... je suis habituellement réfractaire aux narrateurs enfants, mais cet aspect est ici très réussi...

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  20. En lisant le début de ton billet, je me faisais justement la réflexion sur la possibilité de partir deux ans sur les routes d'Italie de façon incognito mais je vois que tu as le même commentaire à la fin du livre. Les éditions Zoé ont vraiment un catalogue intéressant, et je suis ravi de voir autant de livres différents chroniqués à l'occasion de cette LC. Tu as apprécié "Jours à Leontica", qui est sur ma liste pour juillet :-)

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    1. Le récit se déroule dans les années 80... même si c'est une époque son portable, et à laquelle, je crois, les alertes enlèvement n'existaient pas encore, on s'interroge forcément sur la durée de l'événement, et sur la possibilité d'inscrire dans une école une enfant enlevée...
      Et tu vas te régaler avec Jours à Leontica, j'en garde un merveilleux souvenir...

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  21. C'est vrai que ça paraît gros cette "errance" pendant deux années sans conséquences mais il y a tellement de choses plus hallucinantes qui se passent parfois.
    J'ai tout comme toi aimé ce livre, cette façon d'expliquer les choses à hauteur d'enfant sans jugement mais avec les éléments qui permettent au lecteur de se forger sa propre opinion. Et puis le déroulé du récit au moment des années de plomb en Italie ajoute de la violence sur une autre forme de violence.
    J'avais bien aimé "Antonia" également.

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    1. Oui, j'ai fini par me dire que c'était improbable mais possible.. le principal étant que c'est tout de même un roman très réussi, dans la mesure où l'auteure parvient à éviter les écueils liés au point de vue qu'elle a choisi.

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