"Terres de feu" - Michael Hugentobler
"Le livre était là, seul sur ce banc peint en vert, au milieu d’une foule de gens qui allaient et venaient ; on entendait le clap-clap de leurs souliers pressés et le clac-clac métallique de leurs cannes."
C’est d’abord Ferdinand Hestermann que l’on rencontre. Ethnologue, linguiste, il a alors la soixantaine, et travaille à l’Université de Münster. Parce qu’il laisse dans son sillage une très forte odeur de tabac, ses étudiants l’ont surnommé Cendrillon, supposant qu’il dort dans les cendres de ses cigarettes…
Une incursion dans le passé le présente en gamin précocement doué, recueilli, après avoir été abandonné par ses parents, par un prêtre érudit et bibliophile qui en fait son protégé. L’homme, passionné de langues, voue sa vie à la constitution d’une gigantesque bibliothèque dédiée à la compréhension des peuples et des langues du monde.
Depuis vingt-six ans, Hestermann s’adonne chaque matin à l’étude d’un manuscrit oublié sur un banc par un inconnu, qui prend place, la nuit, sous son oreiller. Cet ouvrage est le dictionnaire de la langue yámana, qui l’a ouvert à un univers inconnu et enchanteur, où les mots expriment la complexité et la nuance des choses, désignent avec une extrême précision les détails de l’environnement naturel comme ceux des êtres ou des actions. Pour lui c’est un chef d’œuvre bien plus qu’un dictionnaire, une "créature polymorphe qui tient de l’ethnologie, du poème, et du tableau, une profusion de fragments de vie recueillis", un "mode d’emploi pour façonner un morceau de monde si celui-ci venait à disparaître".
Or, en cette année 1938, la cinquième depuis l’avènement au pouvoir du parti nazi, Hestermann se sent cerné par une latente mais puissante menace, et pressent le manuscrit en danger. Il entreprend d’organiser son sauvetage…
Il faut retourner en 1886 pour faire la connaissance de Thomas Bridges, gravement malade, mais en route, depuis la Patagonie, vers l’Europe, en quête d’un financement pour sauver les Yámanas de l’extinction. Décimés par les épidémies, ces derniers ont par ailleurs vu leurs territoires rétrécir à vue d’œil. Thomas souhaite acheter une terre où ils pourront se replier.
Il a comme point commun avec Hestermann d’avoir dans son enfance été pris sous l’aile d’un homme qui a changé sa vie. Emprisonné pour avoir chapardé du lard, il est adopté avec six autres enfants par un révérend qui en a déjà cinq, et qui, lorsqu’il est dépêché en Amérique du sud pour y évangéliser les sauvages, embarque avec lui sa nombreuse progéniture. La découverte de la Terre de Feu et de ses habitants, libres et ignorants de toute caste ou hiérarchie, est pour Thomas un émerveillement. Se liant avec les enfants autochtones, il apprend leur langue. Quand sa famille d’adoption rentre en Europe, Thomas reste, officiellement pour diriger la station missionnaire la plus australe du monde. En réalité, il passe plus de temps chercher des œufs de pingouin ou à chasser le guanaco qu’à tenter d’évangéliser ces êtres dont le mode de vie le fascine… et surtout, il collectionne les mots. Lors de son voyage en Europe, son dictionnaire en compte 25 000. Obsédé par sa quête d’exactitude, Thomas se promène toujours avec dans ses poches des bouts de papier contenant les mots dont la définition reste à parfaire.
J’ai été complètement conquise par ce roman aussi émouvant qu’intelligent, cette histoire d’érudition vouée à l’humanisme, et cet aventureux parcours suivi par un dictionnaire, qui, bien plus qu’un simple lexique, est à la fois la "représentation presque photographique d’un monde lointain" et l’une des ultimes traces d’un peuple qui disparait. Une aventure qui renvoie à s’interroger sur ce qu’est, justement, un peuple, au rôle à la fois fondateur et révélateur de sa langue, et à la manière dont la méconnaissance de l’autre et la conviction de sa propre supériorité ont provoqué des siècles durant l’asservissement et/ou l’extinction d’une partie de l’humanité.



Ces détails sur une langue font mon bonheur
RépondreSupprimerIncroyable d'avoir des mots pour des sensations aussi diffuses. Ce livre semble une belle aventure linguistique aussi. Je ne vois pas l'éditeur mais la couverture ressemble à celle des éditions Hélice Hélas.
RépondreSupprimerLe périple d'un dictionnaire, voilà une idée qui me tente beaucoup ! Les définitions de termes yámanas sont vraiment belles, elles font rêver ... Cela me rappelle celles de la langue ( fictive) que Caries Davies évoque dans Eclaircies.
RépondreSupprimerMerci pour ta participation. Je ne connaissais pas ce titre (ni l'auteur). Cette histoire a l'air passionnante.
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