"La Saga de Youza" - Youozas Baltouchis
Une réconfortante rusticité.
A la mort de leur père, Youza demande à son frère Adomas de disposer du domaine familial situé sur le Kaïrabalé, au grand étonnement de ce dernier : que va faire Youza sur ce marécage où personne n'a jamais eu l'idée de s'installer, où les familles qui y détiennent des parcelles ne se rendent qu'à la belle saison pour y ramasser des canneberges et aux premiers gels pour y récupérer le foin qu'ils y ont laissé à sécher ? Comment compte-t-il tirer sa subsistance de ces collines envahies de genévriers noirs et de pins rachitiques, de ces petits îlets bombés entourés d'eaux prises, l'hiver, par les glaces ? Et quelles sont les obscures raisons qui le poussent à s'éloigner de la communauté des hommes ? Est-ce le dépit provoqué par les noces de la belle Vintsiouné, dont il est épris, avec Stonkous, un riche paysan ?
Peu importe. Youza emporte, sur l'insistance de son frère -car lui ne réclamait que les vieilles rosses que compte leur héritage-, l'un des meilleurs chevaux et l'une des meilleures vaches du cheptel familial sur le Kaïrabalé, et commence à y construire sa maison. Travaillant sans relâche, doué pour tirer le meilleur parti de cette terre en réalité généreuse, il en fait peu à peu un petit paradis, sa ferme simple mais spacieuse et confortable s'entourant de cultures et de bétail fertiles, qui lui permettent non seulement de subvenir à ses besoins mais aussi de produire avec suffisamment d'abondance miels, fromages, confitures, beurre, lin, seigle..., pour se constituer d'importantes réserves, tout en vendant ses produits au marché.
Les années passent. La solitude de plus en plus grande de Youza, qui était déjà taiseux, à l'instar de tous les hommes de la famille, entretient sa misanthropie et son mutisme. Il devient, pour ceux du village qu'il a quitté, une sorte de curiosité, électron libre car totalement autonome, se soumettant à l'unique loi du labeur, sa vie étant rythmée par le travail, le cycle des saisons, et par le souvenir de Vinstiouné qui régulièrement le hante. Son cœur s'assèche, la vision qu'il a des hommes et des femmes, ne se nourrissant plus d'échanges avec ses semblables, en devient parfois étriquée. Son incapacité à communiquer est à l'origine de malentendus dramatiques, d’incompréhensions, notamment avec son frère auquel, pris d'une avarice qui semble difficilement excusable, il refuse de venir en aide lors du remembrement des terres puis de la collectivisation imposés par les soviétiques, ce qui le ronge ensuite de remords. Et c'est avec une brutalité non moins atterrante qu'il repousse la jeune Karoussé, qui s'est curieusement prise pour lui d'une passion qui la perdra...
Il faut dire qu'au-delà du Kaïrabalé, l'agitation des hommes provoque de nombreuses mutations, dont les conséquences sont parfois tragiques pour les lituaniens, qui subissent à la fois luttes intestines et occupations diverses des années 20 à celles qui suivront la Seconde Guerre mondiale. Devenu pour certains l'ultime refuge, le foyer de Youza accueille alors les fuyards que les bouleversements historiques mettent en danger... Lui qui vit comme hors du temps se retrouve alors confronté, contre son gré, à la frénésie du monde, dont il ne comprend ni les enjeux ni les mécanismes. Il ne se soumet qu'à ses propres principes, à sa propre logique, qui peut de prime abord paraître un peu simpliste, mais qui se révèle d'une salvatrice droiture pour les victimes des haines et des combats que déterminent des intérêts et des idéologies auxquels il oppose son bon sens abrupt mais dénué de toute malveillance, et finalement humaniste.
C'est ainsi que l'on s'attache à cet homme rustre et parfois avare qui, s'il rumine ses erreurs, ne se glorifie jamais de ses courages et de ses générosités, un homme simple qui trouve avec une raisonnable naïveté son contentement dans sa participation à un ordre naturel auquel il s'est parfaitement adapté, et dans la récompense qu'il tire de son travail.
Porté par une écriture limpide, mais que rend foisonnante l’omniprésence d'un règne végétal et animal dont Youozas Baltouchis nous imprègne par ses sons, ses odeurs, ses images, "La Saga de Youza" est l'occasion d'une dépaysante incursion aux côtés d'un héros que je n'oublierai pas de sitôt...
Un grand merci à Eva, Patrice et Goran grâce auxquels j'ai gagné ce titre à l'occasion du Mois de l'Europe de l'Est 2018. Cette lecture est par ailleurs ma première participation à l'édition 2019 :
En Lituanie... ça a l'air dépaysant et très bien tout à la fois.
RépondreSupprimerC'est très bien résumé, et c'est vrai que les occasions d'incursions dans ces terres de l'est ne sont pas si fréquentes !
SupprimerUne lecture qui me plaisrait, je pense et je note
RépondreSupprimerJ'espère que vous ne serez pas déçu, mais je suis persuadée que non !
SupprimerUne histoire forte on dirait .. Je connais très mal cette région du monde.
RépondreSupprimerMoi aussi, je la connais mal, c'est un petit pays qui a connu de nombreux bouleversements et plusieurs "invasions" consécutives au cours du XXe siècle, comme d'autres dans cette région.
Supprimerun livre lu sur les conseils d'une amie lectrice et pour lequel j'ai pris un grand plaisir mais jamais chroniqué car je suis une paresseuse chronique qui lit plus vite qu'elle n'écrit
RépondreSupprimerQuel dommage, j'aurais aimé lire ton avis, mais je comprends aussi, cela m'arrive de faire l'impasse sur certaines lectures ..
SupprimerOui la découverte de ces littératures est vraiment réjouissante surtout avec le prochain Livre Paris consacré à la littérature européenne.
RépondreSupprimerAh, avec un peu de chance, je serai en déplacement sur Paris au moment de ce salon !
SupprimerJe ne sais pas si je serai sensible à ce cher Youza mais je n'ai pas d'auteur lituanien dans mes étagères, donc je note !
RépondreSupprimerSinon, comme titre lituanien, il y a "Vilnius poker", mais là on est dans un tout autre registre, c'est une lecture pas vraiment facile, mais qui marque une vie de lecteur, il est d'ailleurs dans le TOP de mon TOP 100 (http://bookin-ingannmic.blogspot.fr/2015/09/vilnius-poker-ricardas-gavelis.html) et toi qui aimes les textes originaux, il pourrait te plaire.
SupprimerBlue Grey en a également parlé récemment : https://lecridulezard.fr/2018/10/11/roman-vilnius-poker-ricardas-gavelis/
Très bel article, tu semble avoir été inspiré (Goran : https://deslivresetdesfilms.com)
RépondreSupprimerOui, il y a tant à dire sur ce roman a priori simple, mais qui aborde avec justesse des thématiques universelles.
SupprimerQuelle joie de voir que ce livre t'a plu. C'est un des points forts de ces blogs de pouvoir échanger sur les coups de coeur ; le petit cadeau de l'an dernier a donc donné de beaux fruits :-). Tu retranscris très bien l'atmosphère du roman et son esprit.
RépondreSupprimerUn bien chouette cadeau, oui, je suis ravie de l'avoir gagné !
SupprimerHello Inganmic
RépondreSupprimerJe note pour ce que tu dis du héros et pour "l’omniprésence d'un règne végétal et animal" ....en plus s'il y a des chevaux :-)
Oh oui, j'ai appris de nombreux noms de plantes que je ne connaissais pas, la nature est foisonnante dans ce récit !
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