"Un roi sans divertissement" - Jean Giono

"A une certaine époque, il y a plus de trente ans, le banc de pierre, sous les tilleuls, était plein de vieillards qui savaient vieillir."

Quel texte surprenant...

Cela commence comme un roman policier avec plusieurs disparitions. D’abord celle de la petite Marie Chazottes, dont on finit par retrouver le cadavre dans un hêtre magnifique. Suit, entre autres, celle d’un vieux garçon connu pour pratiquer le braconnage … A chaque hiver, puisque c’est à cette saison que les disparitions surviennent, la terreur s’installe dans le petit village du Diois qui en est le théâtre, jusqu’à ce que le coupable, enfin identifié, meurt. En réalité, cette sombre histoire se révèle n’être qu’un prétexte pour introduire le principal sujet du livre, qui est aussi son principal personnage : Langlois.

Langlois est le capitaine de gendarmerie venu enquêter sur l’affaire. Il quittera le village après l’avoir résolue -d’une étrange manière-, pour y revenir des années plus tard, cette fois comme commandant de louveterie (ce sera l’occasion d’assister à une battue au loup).

L’intrigue se déroule courant du XIXème siècle (entre 1840 et 1860 environ) mais est portée par un narrateur du XXème siècle, natif du village où elle se déroule et où vivent encore, presque un siècle après les faits, les mêmes familles. Comme s’il voulait annihiler la temporalité qui l’en sépare, il use d’un "on" voire d’un "vous" qui nous interpelle, nous donnant l’illusion d’avoir été témoins des événements, instaurant une sorte de familiarité avec les lieux, le contexte. 

Pour autant, l’ensemble reste désarçonnant, car composé d’épisodes dont la cohésion, voire le sens, d’abord nous échappent. Cette forme qui donne au texte des allures énigmatiques et un peu obscures semble faire écho au mystère que constitue son héros, que le texte tente de percer en empruntant diverses pistes. C’est par le regard des autres que nous l’approchons, notamment celui de "Saucisse", la patronne du café où s’installe Langlois avant d’emménager dans son propre logement. 

Son laconisme, l’absence d’explications données à ses actes confortent le caractère insaisissable de sa personnalité. 

Les habitants du village, campagnards tournés vers les impératifs du travail de la terre, gardent vis-à-vis de l’homme une distance respectueuse qui confine à la vénération, malgré son austérité et ses manières parfois cassantes. Etonnamment, ils éprouvent aussi une profonde affection pour cet homme de silence mais d’action, qui se révèle fin connaisseur des autres. Il faut dire qu’il connaît le nom ainsi que la parenté de chacun d’eux, et fait toujours tout dans les règles de l’art, respectant les cérémoniaux et les codes, nombreux, qui régissent la vie du village. Ne s’offusquant pas de la rareté de leurs échanges avec Langlois, ils la compensent par l’amitié qu’ils entretiennent avec le cheval de ce dernier, "un cheval qui sait rire".

Malgré son aspect déroutant, voire parfois hermétique, j’ai été totalement séduite par ce titre. Il y a d’abord cette capacité de Jean Giono à alterner la vivacité parfois gouailleuse avec laquelle il anime sa galerie de personnages, et un lyrisme qui nous imprègne de l’omniprésence d’une nature qui se fait à la fois familière et grandiose. Et quel talent pour faire sourdre, au moyen d’ellipses, de détails qu’on laisse au lecteur le soin de trouver significatifs, la béance du mal-être qui hante son héros en quête d’une explication au Mal, et dont on ne pénètre pourtant à aucun moment les pensées…

Du grand art !


"Et quel alentour ! La rosée couvrait les champs où le blé avait été coupé et l’éteule en était rose comme un beurre qui fait la perle. Le ciel était bleu comme une charrette neuve. De tous côtés les alouettes faisaient grincer des couteaux dans les pommes vertes. Il y avait des odeurs fines et piquantes qui faisaient froid dans le nez comme des prises de civette. Les forêts et les bosquets dansaient devant mes yeux comme le poil d’une chèvre devant laquelle on bat du tambour. Hou ! Le beau matin !"

Commentaires

  1. J’ai moi aussi beaucoup aimé même si je serais bien en peine de dire ce que j’ai retenu, à part cette chasse dans la neige et ce grand arbre. Il fait partie des livres qui se relisent.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je crois que c'est un livre qui laisse davantage des impressions que le souvenir de ce qui s'y passe (hormis en effet un ou deux épisodes mémorables). Merci pour le conseil, en tous cas (et j'ai encore Un de Beaumugnes sur ma pile, également noté chez toi).

      Supprimer
  2. Comme tu parles bien de ce livre ! Cela me donne envie de lire Giono. Pour l'instant, je n'ai lu que L'homme qui plantait des arbres et Le hussard sur le toit, deux ouvrages que j'ai aimé.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, c'est vrai, Le hussard sur le toit... il faudrait que je lise aussi. En tous cas je t'encourage à découvrir ce titre, certes un peu déstabilisant, mais vraiment extraordinaire..

      Supprimer
  3. C’est une merveille ce livre … découvert à la fac il y a de longues années, jamais oublié … ( Une Comète)

    RépondreSupprimer
  4. Giono est une bonne référence c'est certain. Je n'ai pas lu ce titre mais j'en suis convaincu...

    RépondreSupprimer
  5. Il faut toujours avoir un roman de Jean Giono dans sa pile à lire pour les cas où tout nous tombe des mains !

    RépondreSupprimer
  6. Je n'imaginais pas que ce titre cachait un tel roman. On est bien loin de L'homme qui plantait des arbres !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oh oui, ils sont complètement différent, si ce n'est que là aussi (mais sans doute est-ce le cas de tous les romans de Giono), son amour pour la nature transparait à chaque page..

      Supprimer
  7. Des Livres Rances28 avril 2025 à 17:43

    J'ai vécu une expérience unique avec ce roman, je l'ai adoré à ma première lecture. Toujours sous le charme quelques années plus tard je l'ai relu. Et là patatras ! Toute la magie s'était envolée et j'ai souffert pour le terminer. Ça ne m'est jamais arrivé avec une autre relecture, j'en suis resté baba !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Une question de moment, peut-être ?... En ce qui me concerne, avant de le relire, il me reste quelques titres de Giono à découvrir..

      Supprimer
  8. bonne idée ce challenge! Je ne connaissais pas ce Giono là, je le note

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. La thématique de ces Classiques du XXème siècle a suscité pas mal d'inspiration..

      Supprimer
  9. Pas encore lu ce titre de Giono. Je n’ai lu que L’homme qui plantait des arbres et Colline. Je comprends d’ailleurs me faire bientôt les trois tomes de la trilogie de Pan… et je note aussi ce titre qui donne envie en te lisant.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai vraiment aimé sa construction particulière, et sa manière de creuser son sujet comme par inadvertance.

      Supprimer
  10. Un auteur qu'il me faut absolument lire un jour ! Je réfléchissais justement aux lacunes littéraires que j'avais encore à combler, mais rien ne me venait comme une urgence, eh bien voilà qui est fait !

    RépondreSupprimer
  11. Au programme de l’agrég en 19.., aïe ça me ramène trop loin. À découvrir aussi son roman sur la guerre de 14-18, Le grand troupeau. Brigitte

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je crois avoir commencé Le grand troupeau quand j'étais au lycée, et j'avais jeté l'éponge, mais il faudrait que je retente... en attendant, j'ai encore un de ses titres à lire sur mes étagères (Un de Baumugnes).

      Supprimer
  12. Je ne me sens pas très attirée par cette histoire-là. J'ai lu pas mal de Giono dans ma jeunesse, je crois que je préfèrerais en relire quelques uns.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le truc c'est qu'il n'y a pas vraiment d'histoire, justement, plutôt des épisodes, qui s'assemblent cahin-caha, parce qu'il faut vraiment attendre la fin pour embrasser la cohérence de l'ensemble, et encore, on referme le livre avec le sentiment de ne pas avoir tout compris. Mais j'ai adoré !

      Supprimer
  13. Je crois n'avoir lu que "Lhomme qui plantait des arbres", il y a très très longtemps. Je ne pense pas avoir vraiment aimé...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'avais bien aimé L'homme qui plantait des arbres, mais celui-ci est très différente, plus profond, et plus exigent aussi.

      Supprimer
  14. Ton billet me ramène a un auteur que j'ai adoré il y a bien des années. C'est un des sommets de l'œuvre de Giono (avec Le Hussard), caractéristique de sa deuxième manière, sombre et hantée par l'existence du mal. Giono a écrit une suite à ce roman, encore plus déroutante et géniale: Noé, à la fois récit d'un voyage de l'écrivain à Marseille et roman de l'écriture du Roi - roman de soi, donc, mais où tout est faux! Puisque Giono a tout réinventé. C'est le génie de ce formidable raconteur d'histoires.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ton amour pour l'auteur transparait dans ton commentaire d'une manière très convaincante ! Je réalise que je n'ai fait qu'effleurer son œuvre immense, dans laquelle je m'aventure tout doucement.. un grand merci pour les pistes à suivre...

      Supprimer
  15. Tu parles si bien de Giono... J'adore la citation que tu nous offres en fin d'article. Merci !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. IL fallait absolument que je garde une trace quelque part de ce passage, si beau et en même temps si enlevé, et si représentatif de la belle écriture de l'auteur..

      Supprimer
  16. J'ai lu beaucoup de Giono mais pas celui-ci ! J'ai toujours été sensible au lyrisme de Giono, à ses métaphores, ses images qui donnent vie à la Nature, la font ressentir comme un Tout dans lequel nous baignons. Le chant du Monde, le Hussard sur le toit et puis, plus classique, Regain, Colline...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je le découvre, après une tentative avortée à l'adolescence. Et quelle beauté, oui...

      Supprimer
  17. L'ourse bibliophile1 mai 2025 à 21:29

    Je n'ai jamais lu Giono et je ne suis pas certaine de me diriger vers ce titre en priorité (même si, le hasard, les occasions, tout ça...). Tu es très enthousiaste et c'est un plaisir de te lire, mais j'ai l'impression qu'il y a une chance sur deux pour que je passe à côté...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai commencé par L'homme qui plantait des arbres, qui est très court, c'est bien pour se faire une petite idée du style de Giono, je crois.

      Supprimer
  18. Voilà qui fait très envie ! J'ai découvert Giono récemment avec "Le chant du monde" et c'était une belle découverte.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je pense que tu auras compris que je recommande celui-là très très chaudement... j'espère que tu y trouveras ton compte si tu te laisses tenter.

      Supprimer
  19. Tu vas faire des émules avec un tel billet ! Passionnant, une véritable invitation à lire Giono et ce livre en particulier !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'espère avoir donné envie, en tous cas... J'ai vraiment été emballée par ce roman, un peu à la manière dont je l'avais été par Monsieur Ouine, de Bernanos, pourtant très différent, mais il semble qu'ils ont comme point commun une narration qui fonctionne par point de vue "indirect".

      Supprimer
  20. Une enseignante de français obsédé par l'auteur m'en avait très fortement dégoûtée mais si je renoue un jour avec sa plume, ce roman et son intrigant protagoniste pourrait me tenter. Il a l'air déroutant mais dans le bon sens du terme.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Quel triste paradoxe d'être éloignée d'un livre par une prof de français ... c'est certes un titre particulier, mais j'ai été complètement séduite par son écriture et cette singulière construction narrative.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Compte tenu des difficultés pour certains d'entre vous à poster des commentaires, je modère, au cas où cela permettrait de résoudre le problème... N'hésitez pas à me faire part de vos retours d'expérience ! Et si vous échouez à poster votre commentaire, déposez-le via le formulaire de contact du blog.