LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Glaise" - Franck Bouysse

"La terre n’avait pas créé les obstacles pour que les hommes les surmontent et se rapprochent ainsi du ciel, elle les avait créés pour rien, simplement parce que ça lui chantait".

Les habitués de Franck Bouysse ne seront pas dépaysés par le décor de "Glaise" puisqu’une fois encore, l’auteur nous immerge dans l’isolement d’un hameau de montagne peuplé d’une poignée d’êtres rudes et laborieux. En revanche il nous fait cette fois remonter le temps, jusqu’à la sombre année 1914. Avec la mobilisation des hommes, le monde rural a perdu ses bras, dont les femmes et les enfants pallient l’absence, en assumant le travail de la terre et l’entretien du bétail.

Victor Lary est de ceux qui sont partis. Sa femme Mathilde, sa mère Marie et son fils Joseph font tourner la ferme avec l’aide de leur vieux voisin Léonard. 

Valette, invalide suite à une blessure à la main, est resté, lui, mais il y serait bien allé, au front, pour leur montrer ce que c’est qu’un homme, un vrai. A la place, c’est Eugène, son inutile et imbécile de fils, qui a rejoint les troupes de l’est. Valette est un homme avide, sournois, qui noie ses rancœurs et ses frustrations dans l’alcool. Marié à une femme mesquine et revêche, il n’a jamais pardonné à Léonard d’avoir vendu ses terres aux Lary, pourtant moins offrants, mais plus respectueux des bêtes et du sol. Les circonstances donnent du pouvoir au couple, qui accueille sa belle-sœur Hélène et sa nièce adolescente Anna, que leur mari et père, instituteur devenu officier, a voulu éloigner du front. Les deux citadines découvrent une campagne dénuée de tout romantisme, avec ses odeurs, sa saleté, sa laborieuse routine, et affrontent avec l’humilité craintive de celles qui se sentent redevables la méchanceté triomphante de leurs hôtes.

Au cours du caniculaire été 14, Joseph Lary grandit, découvre l’amour avec Anna, se débattant avec l’idée d’un bonheur qui se heurte à la culpabilité de savoir son père à la guerre. Issu d’un univers où le chagrin et même la joie se taisent, où l’angoisse se ravale, le jeune homme découvre avec circonspection mais aussi avec une absolue sincérité l’éblouissement des plaisirs du corps. 

Les adultes qui l’entourent, eux, s’absorbent dans le détail des gestes quotidiens, entretiennent ce laconisme séculaire qu’ils imaginent être le seul remède à la douleur ou à l’inquiétude. Car c’est un monde où il est inculqué que les mots ne sont que désinvolture de l’esprit s’ils ne sont pas rattachés à des gestes concrets, qu’ils ne doivent être inspirés que par la raison, pas par la légèreté, et encore moins par la folie. La vie même y est pragmatique, les unions dictées par les impératifs d’une terre qui suscite attachement ou avidité, cristallise soif de possession ou sentimentalisme, dont on tire sa subsistance et dans laquelle on enterre ses morts. 

Mais la détresse s’invite pourtant, à la faveur de la solitude, ou par l’intermédiaire d’une réminiscence traîtresse. On la garde certes pour soi, mais on se révèle soudain plus sensible à la beauté d’une nature pourtant familière, on se retranche derrière une agressivité coupant court à toute discussion face aux questions de l’autre… La tragédie collective crée cependant peu à peu de nouvelles relations, un semblant de rapprochement, sans jamais aller toutefois jusqu’à la confidence. Certains stagnent du côté des morts, d’autres choisissent la vie, dépassent le chagrin.

Bien qu’ayant apprécié "Grossir le ciel" et "Plateau", j’y avais parfois été gênée par un certain excès de lyrisme. Or, j’ai trouvé qu’avec "Glaise", Franck Bouysse avait trouvé le parfait équilibre entre noirceur et poésie, entre éloquence et crédibilité. Ses images sonnent toujours juste, le texte se déroule sans accrocs, porté par une verve qui ne tombe jamais dans la grandiloquence. La cruauté, l’hypocrisie, les secrets et les maux qui stigmatisent, mais aussi l’amour et l’espoir, sont ainsi exprimés dans toute leur force et leur complexité. 


J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Valentyne : son avis est ICI.

Commentaires

  1. J'ai plutôt envie de le lire ( et à 7 heures, un lundi, faut le faire, parce que ça a l'air très joyeux !), disons que je suis curieuse de découvrir cet auteur.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je suis ravie de t'avoir convaincue en dépit de ce contexte qui s'y prêtait en effet assez mal ! C'est un auteur à découvrir, oui, bien que comme je l'écris dans mon billet, certains détails stylistiques m'avaient gênée lors de la lecture de Plateau ou Grossir le ciel (qui m'avaient plu tout de même). Mais là, aucun bémol ! Et puis la plupart de ses titres sont courts, ce qui permet de le "tester" sans s'engager dans du lourd.. je viens d'acheter "Né d'aucune femme", qui vient de sortir en poche, je ne devrais pas tarder à le lire.

      Supprimer
  2. Boah, pas trop envie, il faut dire que j'ai des livres qui m'attendent. (et je viens de découvrir que ma bibli a commandé le dernier Russo!)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Des livres qui t'attendent ? Tu m'étonnes.. ! Bonne nouvelle pour le Russo, du coup, tu le liras celui-là pour la LC de décembre ?

      Supprimer
    2. Parfois mettre la main sur un livre est compliqué - j'attends actuellement un bouquin qui devait rentrer le 21 aout

      Supprimer
  3. Pourquoi pas, j’aime bien quand c’est lyrique, noir et poétique... (Goran : https://deslivresetdesfilms.com)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tous ces ingrédients y étant réunis, il devrait te plaire...

      Supprimer
  4. Je me suis arrêtée à Grossir le ciel et Plateau, où j'avais trouvé la barque trop chargée, côté malheurs en tous genres... je ne suis pas sûre de poursuivre, même si tu trouves que l'auteur a mieux équilibré ce roman.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'avais personnellement davantage été gênée par certaines lourdeurs stylistiques que par le pessimisme de Grossir le ciel et Plateau, même si tu as raison, il n'y va pas de main morte ! Ici, l'aspect sombre du récit est contrebalancé par une très belle histoire d'amour adolescente..

      Supprimer
  5. Bonjour Ingannmic, ravie de ton retour. Concernant Franck Bouysse, je n'ai lu que Grossir le ciel, oui, bon sans plus. J'hésite à m'y remettre. A tort certainement. Bonne après-midi.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Coucou Dasola,
      Tout dépend de ce qui t'a déplu dans Grossir le ciel. Si c'est le style et l'ambiance, on retrouve un peu les mêmes dans chacun de ses romans (en tous cas ceux que j'ai lus)..
      Bonne soirée,

      Supprimer
  6. Comme beaucoup de lecteurs, j'ai découvert cet auteur avec Né d'aucune femme. On m'a fortement conseillé Grossir le ciel. Je pense que cette Glaise pourrait me plaire également.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, je le pense aussi, on retrouve, comme je l'écris en réponse à Dasola, des constantes dans tous ses romans, j'ai l'impression. Je lirai bientôt Né d'aucune femme, grâce à sa récente sortie en poche...

      Supprimer
  7. Moi, je suis devenue une grande inconditionnelle de Franck Bouysse, j'aime son écriture. Je suis plongée dans son dernier et j'y suis comme un poisson dans l'eau.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je comprends, puisque malgré mes bémols à la lecture de Plateau et Grossir le ciel, c'est un auteur vers lequel j'ai envie de revenir (et en plus il est charmant !!)..

      Supprimer
  8. On le voit beaucoup sur les blogs cet auteur et il semble plutôt apprécié, ses lecteurs ne se contentent pas d'un seul de ses romans, mais... je ne l'ai toujours pas lu.:) Peut-être finirai-je par céder à la curiosité un jour, mais comme Keisha, la PAL est déjà très exigeante.:)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il mérite vraiment d'être découvert, ses romans ont un ton et une ambiance bien particuliers. Il faut aimer le rural noir et sordide..

      Supprimer
  9. Je ne connais pas cet auteur mais en polar rural noir,le seul que j'ai lu était de Colin Niel "Seules les bêtes ".
    Donc je vais me laisser tenter par ce que vous en dites du caractère intense des personnages et de l'atmosphère.
    Bonne reprise à vous.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour Carmen, et merci (la reprise est demain, et plus elle approche, plus je me dis qu'il me reste un tas de choses à faire pendant mes vacances...) !
      J'ai aussi lu Seules les bêtes, que j'ai beaucoup aimé. Bouysse devrait vous plaire.

      Supprimer
  10. Il t'a plus plu qu'à moi :-)
    Le personnage de Joseph m'a impressionné mais moins le reste....
    Je relirai cet auteur mais pas tout de suite...

    Bonne journée Ingannmic

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, j'ai trouvé l'écriture formidable ! Et Joseph est très bien campé, oui, ses questionnements, ses timidités, ses élans, en font un adolescent très crédible.. j'espère que ta prochaine lecture de cet auteur sera plus fructueuse !
      Bonne journée à toi,

      Supprimer
  11. je suis en train de lire "Grossir le ciel" qui me plaît... Donc pourquoi pas, mais je vais lire "Né d"aucune femme" avant et peut-être me laisser tenter par le dernier "buveurs de vent" (?)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je crois que quand on aime un titre de cet auteur, on est ensuite facilement convaincue par les autres.. Je pense lire Né d'aucune femme d'ici la fin de l'année, si une LC te dis..

      Supprimer
  12. Comme toi, l'excès de lyrisme noir m'a parfois gênée dans les titres que j'ai lus de cet auteur et pourtant je me laissais convaincre. Mais je crains, malgré ton avis positif, d'avoir atteint mes limites avec cet auteur. Né d'aucune femme m'a définitivement agacée !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je viens de relire (en diagonale car je l'ai acheté à sa sortie en poche) ta note sur Né d’aucune femme, et ce que tu en dis me fait craindre une déception : comme toi, j'aime la noirceur, mais pas la surenchère ni le fait qu'elle soit un but en soi... On verra, donc.
      Quant à celui-ci, je l'ai trouvé moins noir que les autres titres que j'ai lus, justement. On a bien un méchant personnage capable de toutes les ignominies (enfin deux, il y a sa femme aussi), mais les autres sont très touchants, et il y a même une certaine luminosité dans ce texte, qu'on ne retrouve pas forcément dans Plateau ou Grossir le ciel par exemple. Et puis j'ai eu l'impression que Bouysse avait avec ce titre trouvé le chemin d'une certaine sobriété, ce qui lui va très bien ! A toi de voir...

      Supprimer
  13. J'ai lu Grossir le ciel et Née d'aucune femme que j'ai appréciés. Ce titre est sur ma PAL avec son dernier. J'aime lire cet auteur même si ces histoires sont parfois cousues de fil blanc. Et j'ai toujours eu un penchant pour les textes sombres...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Comme toi, j'aime bien le noir, et les atmosphères que Bouysse installe dans ses romans me plaisent toujours.
      Je pense lire bientôt Né d'aucune femme, j'espère que je n'aurai pas les mêmes réticences qu'Athalie.

      Supprimer
  14. Je n'ai lu que né d'aucune femme mais pareil, j'ai été dérangée dans ma lecture par les envolées lyriques. Je ne suis pas sûre de lire celui-là...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est le moins lyrique des 3 que j'ai lus, justement... je verrai si Né d'aucune femme me plaît...

      Supprimer
  15. Tiens, encore une lecture commune! Contrairement à toi, avec le temps, seuls Plateau et Grossir le ciel m'ont laissé des souvenirs forts. Ceci dit, voilà ce que j'ai pensé de Glaise juste après sa lecture: que du bien -mais il faut dire que je venais de rencontrer Franck Bouysse! C'était une lecture comme qui dirait "sous influence"... ^^
    https://livreveriefr.blogspot.com/search?q=glaise

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Plateau et Grossir le ciel m'ont laissé un souvenir assez marquant, à vrai dire, malgré les bémols. Je verrai avec le temps si Glaise laisse une empreinte aussi durable. Et je comprends, pour l'influence. J'ai eu l'occasion de voir et d'écouter l'auteur sur un salon, et c'est quelqu'un de charismatique, je trouve...

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Compte tenu des difficultés pour certains d'entre vous à poster des commentaires, je modère, au cas où cela permettrait de résoudre le problème... N'hésitez pas à me faire part de vos retours d'expérience ! Et si vous échouez à poster votre commentaire, déposez-le via le formulaire de contact du blog.