LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Le cœur de l’Angleterre" - Jonathan Coe

Panorama.

Jonathan Coe clôt avec ce titre la trilogie entamée avec ses romans "Bienvenue au Club" et "Le cercle fermé".

On y retrouve donc (et avec grand plaisir) Benjamin Trotter, une des figures centrales des précédents opus, dorénavant jeune quinquagénaire. Le récit débute avec l’enterrement de sa mère. Il sera suivi quelques années plus tard du lent délitement paternel, à l’occasion duquel Benjamin se rapprochera de sa sœur Loïs, comme pour retrouver cet attachement quasi-fusionnel qui les lia quatre décennies auparavant suite à un traumatisme qui marqua définitivement la fille Trotter (et comme elle est sobrement belle, cette histoire de renouement frère-sœur !). Pour l'heure, il peut grâce à de fructueux investissements immobiliers vivre comme un retraité, ce qu’il fait dans les deux sens du terme, en s’exilant dans un vieux moulin rénové à la campagne. Depuis le bord de la rivière qui longe sa propriété, l’Angleterre lui fait l’effet d’une territoire calme et stable. Et bien qu’ayant gâché les trente dernières de sa vie dans une vaine obsession amoureuse tout en se noyant par ailleurs dans un projet littéraire et musical si ambitieux et si chaotique qu’il enfin pris conscience qu’il ne trouverait jamais son public, lui-même semble avoir atteint une certaine sérénité. 

Doug et Philip, ses amis de jeunesse, sont eux aussi au rendez-vous. Le premier, journaliste et marié à une richissime ex-top-model, assiste avec satisfaction à la rébellion adolescente de sa fille qui méprise les valeurs et le mode de vie de sa mère, et défend des opinions encore plus à gauche que celles de son père. Le second vit décemment de la maison d’édition de livres historiques qu’il a fondée, coulant des jours tranquilles auprès de sa deuxième épouse.

Sophie, la nièce de Benjamin, dorénavant universitaire, occupe une belle place dans ce dernier opus. Son mariage avec Ian, rencontré lors d’un stage de conduite, l’amènera à de longs questionnements sur la validité d’une union marquée par les divergences d’opinions.

Suivre ces personnages (et tant d’autres, Jonathan Coe nous offrant une galerie de portraits éclectique) sur leurs itinéraires respectifs semés de réussites et de désillusions ou marqués par la nostalgie ou la résilience, au gré des événements banals ou surprenants, tragiques ou réjouissants, dont l’auteur sait si bien tirer matière pour les rendre universels car familiers, aurait suffit à me faire aimer cet excellent roman. 

Mais Jonathan Coe ne se contente pas d’évoquer désordres intimes et échanges relationnels. Sa réflexion d’étend de manière naturelle, à partir des situations que vivent ses héros de toutes générations et des questions qui les hantent, au contexte -culturel, social, politique- qui les entoure, les influence, et dont il prend, en observateur attentif et ouvert, le pouls. L’intrigue, qui se déroule de 2010 à 2017, est ainsi traversée des remous que provoque la dégradation de la conjoncture socio-économique, et qui mèneront au Brexit.

Il montre comment le referendum, présenté au départ comme une manœuvre de Cameron pour faire taire quelques voix discordantes exprimant au sein de son propre parti leur détestation de l’Europe, devient pour des citoyens aiguillonnés par la rancœur contre les élites politico-financières et l’impression d’appauvrissement croissant qu’a provoqué la crise de 2008, la possibilité d’exprimer leurs craintes et leur sentiment d’injustice. Une inquiétude et une rage que mettent à profit les conservateurs et les populistes pour brandir l’épouvantail d’une immigration considérée comme une question de fond, et qui bientôt cristallise la haine et fait surgir une violence s’exprimant tantôt de manière insidieuse sous les traits d’un racisme latent, tantôt de façon plus spectaculaire, par des agressions physiques ou verbales. Cette sortie de l’Europe, à laquelle au départ personne ne croit, y compris les instigateurs du referendum, acquiert une réalité de plus en plus consistante avec la victoire inattendue des tories aux élections législatives de 2015.

Jonathan Coe nous fait les témoins du clivage qui en résulte dans la société anglaise et trouble même l’intimité des foyers, opposant ceux que leurs émotions font basculer vers le rejet de l’autre à ceux que cette montée du populisme inquiète ou offusque, semblant déplorer l’irréconciliabilité que pose par ailleurs une dictature du politiquement correct empêchant un dialogue constructif et bilatéral avec ces électeurs qui votent selon leurs tripes.

Il le fait sans jugement, respectueux de la subjectivité de ses personnages, équitable envers leur diversité, manifestant toutefois une tendresse particulière pour les gentils cabossés, tel ce clown triste sous les traits duquel Benjamin retrouve un copain d’enfance, mais aussi une certaine férocité (bien qu’empreinte d’humour) envers ceux qui, du haut de leurs privilèges, ne se donnent même pas la peine de contempler les enfièvrements populaires.

 Un régal.


Un autre titre pour découvrir Jonathan Coe : "Testament à l'anglaise".

Et c'est ma deuxième participation à l'édition 2021 du Mois Anglais, qui fête cette année ses 10 ans ! : c'est chez Lou, Titine et Cryssilda.


Petit Bac 2021, catégorie ALIMENT/BOISSON.

Commentaires

  1. Je vois que tu es fan! pour ma part j'attends de pouvoir emprunter son dernier!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, j'ai adoré tous les titres que j'ai lus jusqu'à présent, avec peut-être une petite préférence pour "Testament à l'anglaise", qui est d'un humour particulièrement féroce.

      Supprimer
  2. Il est sur ma liste depuis longtemps, mais il faut que je lise les deux autres d'abord ..

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est mieux, oui. C'est ce que j'ai fait aussi, et je trouve que c'est vraiment un plus d'avoir suivi l'évolution des personnages. Et puis les 3 sont très bons.

      Supprimer
  3. Un vrai régal de retrouver Benjamin et tous les autres de la trilogie ! J'avais aussi particulièrement apprécié le personnage de Sophie qui concentre beaucoup de questionnements : le couple, mais aussi le rôle de la parole "sexuée" et l'importance qui lui est accordée. De toute façon, il est tellement riche ce roman !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oh oui, très riche, on pourrait en parler pendant des heures ! Même les personnages secondaires sont palpables, et tout est prétexte à réflexion, sans que cela tombe jamais dans le didactisme ou la confusion. Les thématiques émanent naturellement des situations et des comportements des héros.
      Je me réjouis, j'ai encore un titre de Coe à lire sur mes étagères (Numéro 11 que tu avais visiblement beaucoup aimé, je suis allée relire -en diagonale- ta critique).

      Supprimer
  4. Lu l'année dernière et beaucoup aimé... je dois lire son dernier ce mois-ci, mais je crois avoir été un peu ambitieuse !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je connais bien ça aussi, j'avais prévu beaucoup de lectures anglaises, mais je vais revoir mes ambitions à la baisse... je serai curieuse de ton avis sur son dernier, j'ai l'impression qu'il partage un peu les lecteurs.

      Supprimer
  5. J'ai adoré le premier de la série il y a quelques semaines, je compte bien découvrir aussi les suivants.

    RépondreSupprimer
  6. J'aimerais bien lire Testament à l'anglaise, que j'avais commencé chez quelqu'un. Lecture interrompue et jamais reprise. Cette veine contemporaine me parle moins.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est avec "Testament.." que j'ai découvert cet auteur, et j'ai adoré. C'est drôle et impitoyable, dense sans être lourd... je t'envierais presque de ne pas l'avoir encore lu !

      Supprimer
  7. Je n'ai lu que celui-ci de J.Coe, très intéressée par le sujet du Brexit et finalement c'est cette relation frère-soeur qui m'a retenue. Il m'a manqué un peu de ne pas avoir lu les précédents. Pour relire l'auteur, c'est finalement Testament à l'anglaise que j'ai noté.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Très très bonne idée (pour "Testament") !
      Et je suis d'accord, c'est mieux d'avoir lu les opus précédents (d'autant que le premier, notamment est excellent).
      Quant à ce "Cœur de l'Angleterre", il est si riche à la fois en thématiques conjoncturelles et en contenu romanesque que tout le monde, je crois, peut y trouver son compte à divers niveaux.

      Supprimer
  8. Il va vraiment falloir que je lise cet auteur...oui

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tout à fait ! qu'as-tu déjà lu de lui ?

      Supprimer
    2. Rien....pourtant j'en ai un dans ma PAL......

      Supprimer
    3. Ah mince, j'avais lu "que je relise..."
      Mais il faut le lire aussi de toute façon, pourquoi ne pas profiter du mois anglais ?!

      Supprimer
    4. Bin c'est ce que je me dis chaque annee...mais d'autres livres passent devant...mais pour l'annee prochaine...c'est sur...ou pas...;)
      En tout cas vous donnez envie....;)

      Supprimer
  9. J'ai lu deux ou trois romans de cet auteur et je compte bien continuer :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il t'a donc séduite, toi aussi ! Après 4 titres lus, j'ai de même bien l'intention de continuer.

      Supprimer
  10. J'aime beaucoup Jonathan Coe. Cela fait un peu longtemps que je ne l'ai pas lu, il me semble. Je devrais m'y remettre.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le mois anglais est une bonne occasion, mais Coe peut aussi se lire toute l'année bien sûr !

      Supprimer
  11. jamais lu mais je n'entends que du bien !

    RépondreSupprimer
  12. Beaucoup aimé aussi ! De toute façon, je suis fan de Jonathan Coe ;-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Encore une ! c'est ceci dit tout à fait mérité, n'est-ce pas ?

      Supprimer
  13. Lu la trilogie et beaucoup aimé même si je garde une préférence pour Le cercle fermé.... A chaque fois ce fut de chouettes retrouvailles et surtout une immersion dans la société anglaise, ses courants politiques et les répercussions sur les hommes 😉

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, il y a une belle osmose entre l'intime et le contexte, à chaque fois. Je crois que si je devais vraiment choisir, mon cœur pencherait plutôt pour "Bienvenue au Club", peut-être parce que j'ai été plus sensible à sa "bande-son".. mais les trois sont excellents, en effet.

      Supprimer
  14. J'ai beaucoup aimé le testament à l'anglaise et un peu moins "la pluie avant qu'elle ne tombe" et encore moins Expo 58 depuis je l'ai un peu abandonné , mais tu le défends très bien.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je crois qu'Expo 58 a eu un accueil assez mitigé en général, car je me suis notée de ne pas le lire .. en tous cas cette trilogie est excellente, et on ne peut en lire que le 1er opus sans que ce soit gênant, pour ceux qui n'auraient pas envie de continuer..

      Supprimer
  15. Merci pour cette très belle chronique qui donne envie de s'y plonger ! Je me le suis offert il y a presque deux ans en VO, il est grand temps que je le lise enfin ! J'ai totalement oublié "Bienvenue au club" et n'ai pas lu "Le Cercle fermé", j'espère que cela ne me gênera pas trop malgré tout.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. D'avoir "loupé" l'opus précédent ne t'empêchera pas, je pense, d'apprécier, mais il te manquera quelques références éclairantes sur les allusions au passé présentes dans ce titre (mais de mémoire, il n'y en a pas tant que ça). J'ai personnellement aimé lire les 3, parce que chacun s'implante dans une époque bien différente, que Coe parvient à rendre palpable.

      Supprimer
  16. Il m'aurait sûrement parlé différemment si j'avais lu les deux premiers mais bon, il est trop tard pour le vérifier. Et je préfère découvrir ses romans plus récents maintenant, quoique Testament à l'anglaise me tente tout de même.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, "Testament à l'anglaise" est vraiment à lire. J'ai "Numéro 11" sur mes étagères, qui n'en est pas vraiment une suite, mais qui met en scène les descendants de certains des personnages (si j'ai bien compris !).

      Supprimer
  17. J'aimerais bien le lire ! Je n'ai rien lu de Jonathan Coe depuis des années mais je viens juste de republier un avis sur un de ses romans : La pluie, avant qu'elle tombe, que j'avais beaucoup apprécié.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'avais bien noté La pluie avant qu'elle tombe, aussi. Il suivra sans doute ma lecture de Numéro 11, qui a l'avantage d'être déjà sur mes étagères. Et je suis allée lire ton avis : très chouette, ce billet sous forme de lettre.

      Supprimer
  18. Je pense que je vais faire une erreur, mais je vais commencer par celui-ci. C'est que j'ai de la suite dans les idées. Je lis présentement L'état des lieux de Richard Ford, troisième tome d'une trilogie, dans laquelle le héros est arrivé à l'âge mûr. Lire un point de vue américain-social et un autre anglais-social. Tu vois ma suite dans les idées?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, je vois bien l'idée, mais c'est un peu dommage quand même, ce titre s'apprécie d'autant plus qu'on a lu les précédents volumes (et j'ai adoré le premier).
      Je lirai ton avis avec beaucoup d'intérêt en tous cas !
      Quant à Richard Ford, j'ai fait une tentative (avec "Canada", je crois) et je n'ai pas du tout accroché au style, que j'ai trouvé terne, mou..

      Supprimer
    2. J'ai l'habitude de faire les choses à l'envers! Par conséquent, si j'aime le troisième tome, je ferai le chemin à rebours!

      Pour Ford, Canada ne m'avais pas enthousiasmée. Lu, mais oublié vite. Quand au style, ce n'est pas hyper flamboyant, je te l'accorde!

      Supprimer
  19. Bonjour Ingannmic, je confirme que ce roman est à lire et comme tous les autres de cet écrivain. Et en plus Mr Coe est un homme charmant francophile et antibrexit. Bonne soirée.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour Dasola,
      C'est sûr je n'en ai pas fini avec lui ! Et j'ai eu l'occasion de l'écouter sur un salon à l'occasion de la sortie de ce titre, et je confirme, il est charmant.. !
      Bon week-end.

      Supprimer
  20. Réponses
    1. N'est-ce pas ?! J'ai déjà hâte de lire mon prochain Coe !

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Compte tenu des difficultés pour certains d'entre vous à poster des commentaires, je modère, au cas où cela permettrait de résoudre le problème... N'hésitez pas à me faire part de vos retours d'expérience ! Et si vous échouez à poster votre commentaire, déposez-le via le formulaire de contact du blog.